Le philosophe Henri Bergson |
Ce qui est pour le moins surprenant quand on sait que cet
homme qui incarnait le mieux l’esprit français était en fait un
anglais : né à Londres d’une mère anglaise et d’un père
juif, il vécu ses premières années outre-manche et ne vint en France qu’à partir de ses neuf ans en tant
qu’étudiant étranger. Il n’en reste pas moins qu’il fut, en
ce début de siècle, celui qui œuvra le plus au renom de la
philosophie française, de par son œuvre et les nombreuses conférences
qu’il donna à l’étranger jusque tard dans sa vie, et ce souvent au détriment de ses recherches.
La rencontre
entre Bataille et Bergson
La rencontre avec le philosophe Henri Bergson n’apparaît que deux
fois dans l’œuvre considérable de Georges Bataille. Il revient
sur cet événement important à deux reprises : la première
fois, sèche, méchante, ironique, dans l’Expérience
Intérieure. Il y revient plus longuement dans une
conférence de 1953 : Non-savoir, rire et larmes,
occasion pour lui d’entrer plus dans les détails de cette
rencontre, d’en montrer l’importance et de rendre justice à
Bergson, qu’il avait quelque peu égratigné dans son essai. Mais,
sans doute faut-il le dire tout de suite : si le nom du grand
philosophe n’apparaît que très peu dans l’œuvre de Bataille,
son influence jette son ombre de fantôme refoulé sur presque toute
l’étendue de son œuvre. Non pas que Bataille soit Bergsonien, ou
qu’il y ait une stricte équivalence des concepts chez les deux
auteurs, loin de là, mais on peut déceler sans trop de contorsions
une possible origine bergsonienne pour de nombreuses vues et
intuitions de Georges Bataille. Cela n’est pas étonnant, et les
raisons peuvent en être données tout de suite :
_d’abord
l’influence d’une découverte initiale qui l’a fait entrer en
philosophie, avant Hegel et même avant Nietzsche, et au moins aussi
importante que celle de ces deux auteurs dont le nom revient plus
volontiers dans la bouche de Bataille pour leur valeur autant
que pour l’aura sulfureuse dont ces philosophes allemands
jouissaient à l’époque. Bergson est l’homme qui a mis la pensée
de Bataille en mouvement en lui en donnant son centre, son axe de
rotation : le rire. Ce rire, il a pu le retrouver chez
Nietzsche, mais ce rire avant tout est mis en lumière par Bergson.
_ensuite
parce que la pensée en France, c’était Bergson, et que c’est le
penseur auquel tous se réfèrent, sur qui tous se basent, celui qui
a le mieux « capturé l’imagination de ses contemporains ».
Bataille, pensant à cette époque, ne pouvait qu’être influencé
par la pensée et l’œuvre de Bergson, parce qu’il ne pouvait
qu’en être ainsi. Sans doute cette influence est inconsciente,
n’est-elle qu’une fatalité contingente. Lourde de conséquences
malgré tout.
Les textes
L’Expérience
Intérieure (O.C. V, p 80) :
«… le
rire était révélation, ouvrait le fond des choses. Je dirai
l’occasion d’où ce rire est sorti : j’étais à Londres
(en 1920) et devais me trouver à table avec Bergson ; je
n’avais alors rien lu de lui (ni d’ailleurs, peu s’en faut,
d’autres philosophes) ; j’eus cette curiosité, me trouvant
au British Museum je demandais le Rire (le plus court
de ses livres) ; la lecture m’irrita, la théorie me sembla
courte (là-dessus le personnage me déçut : ce petit homme
prudent, philosophe ! ) mais la question, le sens demeuré caché
du rire, fut dès lors à mes yeux la question clé (liée au rire
heureux, intime, dont je vis sur le coup que j’étais possédé),
l’énigme qu’à tout prix je résoudrai (qui, résolue,
d’elle-même résoudrait tout). »
Non-savoir,
rire et larmes (O.C. VIII, pp 220-221) :
« …
à Londres, j’ai été reçu dans une maison où l’on recevait
également Bergson.
[…]
j’avais bien lu quelques pages de Bergson, mais j’ai eu la
réaction très simple que l’on peut avoir à l’idée que l’on
va rencontrer un grand philosophe, on est embarrassé de ne rien
connaître, ou presque rien, de sa philosophie. Alors, comme je l’ai
d’ailleurs dit dans un de mes livres, mais je voudrais le raconter
ici de façon un peu plus précise, je suis allé au British Museum,
et j’ai lu Le Rire de Bergson.
Ce
n’est pas une lecture qui m’a beaucoup satisfait, mais elle m’a
tout de même fortement intéressé. Et je n’ai pas cessé, dans
mes diverses considérations sur le rire, de me référer à cette
théorie, qui me paraît tout de même l’une des plus profondes que
l’on ait développées.
J’ai
donc lu ce petit livre, qui m’a passionné pour d’autres raisons
que le contenu qu’il développait. Ce qui m’a passionné à ce
moment-là, c’est la possibilité de réfléchir sur le rire, la
possibilité de faire du rire l’objet d’une réflexion. Je
voulais de plus en plus approfondir cette réflexion, m’éloigner
de ce que j’avais pu retenir du livre de Bergson, mais elle a pris
tout d’abord cette tendance, que j’ai cherché à vous
représenter, à être en même temps une expérience et une
réflexion. »
Souvenirs
sur Bergson et Chestov (O.C. VIII, pp 562-563) :
« Mon
seul contact avec la philosophie reconnue fut à cette époque (en
1920) la rencontre à Londres, où je faisais des recherches au
British Museum, d’Henri Bergson. Prévenu d’avance, je lus Le
Rire qui, de même que la personne du philosophe, me déçut
(j’avais dès cette époque un esprit outrancier). Mais le problème
du rire me parut sans discussion le fondement. […] La pensée
sans le rire me parut mutilée, le rire sans la pensée était réduit
à cette insignifiance qui lui est communément accordée, et que
Bergson avait bien pauvrement décrite. Dès lors, dans mon esprit,
rire, n’étant plus limité au minable comique de Bergson,
équivalait à Dieu sur le plan de l’expérience vécue. »
Les faits
Le
23 mai 1920, Georges Bataille envoie une lettre de candidature à la
maison de l’Institut de France à Londres, fondée à l’initiative
de la Fondation Edmond de Rothschild en 1919. C’est grâce à cette
structure qu’il peut aller faire des recherches de septembre à
octobre sur les trois manuscrits de l’Ordene de
Chevalerie présents au British Museum, et qu’il a l’occasion
d’y lire la Chanson de Guillaume, qui venait d’être
découverte.
Henri
Bergson était anglais de naissance, et il était de plus
régulièrement invité en Angleterre par les universités afin d’y
donner des conférences. C’est d’ailleurs certainement à
l’occasion d’une telle invitation que Bataille fut amené à le
rencontrer : en septembre eut lieu à Oxford un congrès de
philosophie. Ce dernier n’était pas aussi important que les
Congrès internationaux de philosophie lancés dès 1900, et qui se
seraient déroulés tous les quatre ans à partir de là s’il n’y
avait eu la guerre, mais il accueillit néanmoins les grands noms de
la philosophie anglo-saxonne et française : Russell, Whitehead,
Bergson et Mauss en tête. Il n’était pas rare que Bergson soit
ainsi invité à de grands événements universitaires, il répondait
favorablement aussi souvent que possible. Ainsi :
Mai
1911 : doctorat des sciences honoris causa de l’université
d’Oxford, et invitation par l’université de Birmingham
Octobre
1911 : invitation par l’université de Londres et le college
university
1913 :
conférences aux Etats-Unis aux universités de Columbia, Princeton,
Harvard.
Avril
1914 : invitation aux Gifford lectures de l’université
d’Edimbourg
Il
faudrait aussi y ajouter les Congrès internationaux de Philosophie
et les invitations que Bergson dût décliner après la fin de la
première guerre mondiale. Bergson était heureux d’être ainsi
invité et de pouvoir participer au rayonnement et à l’exportation
de la philosophie française, malgré l’entrave que cela représente
pour ses propres travaux : mais c’était là un fait nouveau,
et remarquable, et il ne pouvait pas se soustraire à l’honneur qui
lui était fait. Il vint donc en Angleterre en septembre 1920, et fit
sans doute un passage à la maison léguée par la Fondation
Rothschild à l’institut de France, où Bataille séjournait alors,
comme il est dit dans le texte de sa conférence de 1953. Georges
Bataille a passé un baccalauréat philosophie, mais ne possède que
des rudiments sur la pensée de Bergson, et embarrassé à l’idée
de rencontrer un savant sans rien connaître de son œuvre, il
décide, en vitesse, de combler cette lacune. Il dit non sans humour
s’être jeté sur son livre le plus court : Le Rire. Le
premier jugement qu’il en donne est conforme à ce que l’on peut
attendre de ce personnage angoissé, ironique, cinglant, vif, entier
dans ses jugements, qu’est Bataille à l’époque de l’Expérience
Intérieure. Bergson le déçoit autant que son livre. Mais aussi
emporté que soit ce témoignage, il n’en est pas moins vrai, et,
plus soucieux d’exactitude et de détails, le Bataille de la
conférence plus tardive ne dit rien d’autre que ce qui est déjà
dit dans l’essai. Seulement, il le dit autrement.
Le problème du
rire
Cet
essai de Bergson déçoit profondément Bataille. « La lecture
l’irrita, la théorie lui sembla courte », il en sortit
insatisfait. Pour dire les choses simplement, cette découverte de la
pensée de Bergson, cette première approche de son œuvre, est
désastreuse. Pourtant, ce court essai passionne Bataille, non pas
tellement pour ce qu’il dit que par ce qu’il permet d’entrevoir :
« la possibilité de réfléchir sur le rire, la possibilité
de faire du rire l’objet d’une réflexion ». Par cette
lecture le rire se donne à Bataille comme un objet digne de
recherche et même comme un objet d’un insigne intérêt :
c’est à ses yeux la question centrale et première de la
philosophie, la clé qui permettra de résoudre toutes les autres. Ce
n’est là qu’une intuition, presque une fulgurance. Aucun
raisonnement ne pourrait prouver ou même justifier à quelque degré
que ce soit la place que Bataille lui confère soudainement après
avoir lu ce livre de Bergson, mais il en va ainsi de tout début en
philosophie, justifier cela du reste ne présenterait aucun intérêt.
Ce qui importe est de voir ce que Bataille a entrevu dans ce rire et
comment le rire permet de défricher toute une partie de son œuvre
et de mettre en lumière l’influence que Bergson a eu sur lui.
Dans
Le Rire, le rire est un rire moral, utile, qui naît dans une
communauté complice au détriment d’un autre, qui en est exclu
pour cela même qui le distingue et le met à l’écart du groupe :
que ce soit à cause du « mécanique plaqué sur du vivant »,
à cause de ses manières d’être, de s’habiller, de parler, de
penser, etc, peu importe, mais il y a quelque chose qui ne va pas et
on compte sur le rire pour le corriger. C’est que le livre porte un
nom trompeur : loin d’essayer d’épuiser les significations
du rire et les différents types de rire, Bergson se contente de
parler du genre comique, que ce soit sur une scène ou dans la rue.
Le rire de Bergson ne tient que lorsque quelqu’un se montre
ridicule et fait rire. Mais c’est là ne parler que du rire le plus
trivial, et, autant le dire tout de suite, ce n’est pas le rire
dont Bataille était agité. C’est de l’expérience de ce rire
plus profond, plus intime, qu’il va partir. Mais parlant d’un
rire tout autre que celui dont nous parle Bergson, il va,
étrangement, retomber sur le philosophe.
La
souveraineté chez Bataille est assurément un nœud d’expériences
et d’influences diverses, qu’il serait bien malheureux de réduire
au seul et unique nom de Hegel.
L’opération
souveraine peut d’ailleurs être traduite en concepts Bergsoniens
et retrouvée dans son œuvre, comme nous le fait si bien remarquer
J.F. Fourny dans son article « Bataille et Bergson ».
Bataille revient souvent à cette idée d’un désir profond de
l’homme d’en revenir à une continuité entre les êtres, perdue
pour lui, mais qu’il s’efforce de reproduire par des détours :
ne pouvant plus vivre comme les êtres unicellulaires dont nous
sommes issus, nous ne retrouvons que par moments cette unité
essentielle et primitive, à travers l’érotisme, la violence
aveugle, le sacrifice, le rire, les larmes, la mort et, d’une
manière générale, toute opération qui dissout en nous la
précellence d’un moi en tout conforme aux besoins et attentes de
la société, laissant éclater au grand jour un moi « souterrain »
autant que souverain. Cette opération souveraine présuppose une
dualité en l’homme entre un moi utile et de surface, figé dans
son devoir et ses automatismes, et un moi plus profond, libre, mais
le plus souvent nié, enfoui, et tapi dans l’ombre comme une bête
fauve et prête à surgir, et recoupe peu ou prou la critique du
langage et ses insuffisances. Les mots sont en effet des outils, et
ils ne renvoient qu’à ce qui est utile dans les choses qu’ils
désignent : dans le concept de chaise, nulle référence à la
matière ou à la forme, juste à l’utilité. Il en va ainsi pour
tous les mots, et pourtant, les réalités sur lesquelles ils portent
ne peuvent se résumer à cette utilité : même un banquier a
un moi profond que n’exprime pas sa fonction. De plus, cette
réalité est un tout continu et unifié parcouru de failles et de
différences que pour notre esprit qui la considère et s’en trouve
exclu. En l’homme aussi il y a cette impossible application des
mots routiniers, l’homme étant une pure continuité d’états se
fondant les uns dans les autres, sans limites fixes entre eux, et les
mots font violence à cette intériorité en la figeant dans des mots
qui, aussi vastes soient-ils, brisent cette continuité et ne gardent
de nos différents états que leur moments saillants, évidents,
évacuant toute subtilité : amour, douleur, joie, hilarité,
envie, etc, ont-ils vraiment leur équivalent en nous ? Ces mots
routiniers, un homme seul a le talent et l’audace de les pervertir
pour leur faire dire le refoulé du langage : c’est l’artiste,
l’écrivain, qui usant des mêmes mots que nous arrive à leur
faire dire des choses plus profondes, à nous révéler ce qui se
joue en nous. Mais là encore, ces mots prodigieux sont moins
définitions qu’évocation, et ne peuvent rien nous apprendre, mais
juste réveiller en nous une conscience plus claire de ce que nous
avons vécu et traversé. En un mot : notre expérience. C’est
ce but là que se donne Bataille avec l’essentiel de ses textes,
L’expérience Intérieure en tête.
L’opération
souveraine peut être rapprochée de l’acte libre, qui présupposent
tous deux un moi utile soumis aux impératifs sociaux et un moi plus
profond qui peut-être résumé à une continuité, à l’exception
près que chez Bataille, cette continuité n’est elle-même qu’une
discontinuité recherchant à refonder avec ses semblables une unité
primitive et perdue, à travers cette communauté convulsive
qu’est l’ensemble des rieurs ou le couple des amants. Ces couples
continuité/discontinuité, utilité/souveraineté, fondent en partie
la critique du langage, commune aux deux auteurs.
J.F.
Fourny fait d’autres rapprochements entre les deux penseurs, moins
convaincants, rapprochant la morale de Bergson, divisée en statique
et en dynamique, à celle de Bataille, entre sommets et déclins, et
à ses concepts d’homogène et d’hétérogène, qui ont bien plus
sûrement leurs sources chez Nietzsche et la sociologie que chez
Bergson. Je ne nie pas la possible analogie, mais un lien direct est
certainement douteux et on ne peut postuler un bergsonisme de
Bataille en se basant sur ces rapprochements. On ne peut que
reconnaître une convergence de leur pensée sur certains points,
reconnaître le rôle de point de départ qu’a joué Bergson, mais
il serait hasardeux d’aller plus loin.
Sources
Georges
Bataille : O.C. V (L’expérience Intérieure), O.C.
VIII (Conférences), éditions Gallimard
Georges
Bataille : Romans et Récits, Chronologie, éditions
Pléiade.
Michel
Surya : La Mort à l’œuvre, éditions
Seghier
Jean-François
Fourny : Bataille et Bergson, Revue
d’Histoire Littéraire de la France, 91e année, n°4-5,
p 704
Fred
Dervin, « Bergson, précurseur des mobilités
académiques contemporaines ? », Les Cahiers de
Framespa [En ligne], 6 | 2010. URL :
http://framespa.revues.org/589
Rapport de M. Georges
Bataille, élève de l’École de Chartes, au sujet de ses travaux
pendant son séjour à la Maison de l’Institut de France à
Londres, texte établi par Marina Galletti, Cahiers de littérature
française III, Le texte cruel (dirigé par Franca Franchi), Juin
2006
- Maison
de l'institut de France à Londres. À noter : lettre de
candidature de Georges
Bataille du 23 mai
1920 et rapport de Georges
Bataille sur ses
travaux, s. d. [1920].
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