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dimanche 7 avril 2013

La dépression de la mère


« Je vivais dans l’admiration, fasciné par une alternation en elle de la douceur affectueuse et de dérèglements dont elle me semblait la victime, et dont je voyais qu’elle était malheureuse »
Georges Bataille, Ma Mère 
(p34, édition 10/18)





Les Textes

Les écrits de Georges Bataille concernant la dépression de sa mère permettent d’en fixer l’origine (l’abandon du père), le motif (il parle de délires absurdes de damnation et de fin du monde) et d’en déterminer le contexte : le bombardement de Reims et les débuts de la première guerre mondiale. Des incertitudes planent toujours, cependant secondaires, quant au lieu où les premières crises survinrent, si ce fut à Reims ou à Riom.

Dans sa préface à l’Histoire de l’œil, Il dit que peu de temps après la grande crise de folie de son père, relatée un peu plus tôt, sa mère fit une « crise de folie maniaco-dépressive (mélancolie) » « à l’issue d’une scène ignoble que lui fit devant lui sa mère à elle » et qui dura plusieurs mois pendant laquelle elle était agitée par des idées de damnation et de catastrophe. Durant cette crise, Georges était tenu de la surveiller, se montrait violent avec elle, par exaspération, et une nuit, craignant qu’elle ne l’attaque pendant son sommeil, s’avisa de retirer de sa chambre tout objet dangereux (les candélabres à socle de marbre) de peur qu’elle ne l’assommât avec.
Juste après, il fait mention des deux tentatives de suicide de sa mère, la première par pendaison, dans le grenier, qui faillit lui être fatale (on put, heureusement, la ranimer), l’autre par noyade, dans une rivière qui n’était pas assez profonde pour cela et qui la laissa juste transie de froid en plein hiver.

Dans Le Petit, la crise de folie de sa mère est à peine abordée, et la raison allouée est toute autre : Georges, vu que les armées allemandes avaient quitté Reims, voulait rentrer. Sa mère, n’en supportant pas l’idée, devint folle et n’accepta de retourner à Reims qu’à l’annonce de la mort imminente du père.

 

Difficultés et Datation


Les circonstances de cette crise sont très peu développées, les informations que Bataille nous donne dans ses témoignages écrits laissent l’événement dans un flou quasi-total pour ce qui est du moment où il survint et de sa durée.
Les deux causes alléguées par Bataille sont à la fois trop différentes et trop déterminées pour pouvoir être confondues, pour avoir été la même cause. Pour l’une, c’est une dispute entre Marie-Antoinette Bataille et sa mère, pour l’autre, c’est le désir de Bataille de rejoindre son père. Les deux peuvent être liées. Bataille assiste à la dispute entre les deux femmes, peut-être en est-il l’objet, mais alors il serait douteux qu’il ne l’ait pas mentionné, peut-être les deux concernent-elles le père de Bataille et le sort qui lui sera réservé. En l’absence d’informations complémentaires, il est impossible de trancher.

C’est dans Le Petit que les informations circonstancielles sont les plus précises. « Ma mère et moi l’avons abandonné, lors de l’avance allemande, en août 14. » On peut donc remonter l’abandon du père et le départ de Reims au plus tard aux journées des 29 et 30 août 1914, jours où Reims, devenue ville ouverte, connaît un exode massif peu de jours avant les premiers bombardements. Il se peut toutefois qu’ils soient partis avant cela, poussés par la peur suite aux mauvaises nouvelles des fronts belges et français des 20 et 23 août rapportés par des rescapés et des exilés, et par l’annonce de l’arrivée des troupes ennemies. Il cesse d’aller aux offices du Cardinal Luçon en la Cathédrale le 24, sans doute à cause du départ ou des préparatifs du départ.
Il écrit à la même page : « les allemands occupèrent la ville, puis l’évacuèrent. Il fut alors question de retour : ma mère, n’en pouvant supporter l’idée, devint folle. Vers la fin de l’année, ma mère guérit : elle refusa de me laisser rentrer à N. » Ce témoignage précieux permet aussi une datation précise des événements relatés. En effet, Reims ville ouverte est bombardée pour la première fois le 3 septembre, puis occupée le lendemain. Mais suite à la victoire des troupes françaises lors de la bataille de la Marne, les Allemands sont forcés de battre en retraite et d’abandonner la ville de Reims, occupée depuis le début septembre, et c’est le 12 à 14h qu’ils l’abandonnent officiellement. C’est donc à ce moment-là, ou quelques jours après, que Bataille émet le souhait de rejoindre son père. Ce qui déclenche la crise chez sa mère, dont elle « guérit vers la fin de l’année », sans doute décembre. Ce qui veut dire qu’après ils laissèrent Joseph-Aristide seul pendant un an sous les bombardements jusqu’à ce que fin octobre, début novembre, ils apprennent qu’il est mourant et décident de le rejoindre. Ils auront, dans l’intervalle, reçu quelques lettres les informant de l’état du souffrant, qui tout ce temps ne semblait pas être inquiétant ; Bataille dit qu’il « déraillait à peine ».
Cette crise aurait duré environ quatre mois.

Mais il fait mention d’une autre anecdote, qu’il situe au moment où son père lui-même devient fou, un an avant la guerre, et peu après qu’il ait abandonné le Lycée de Reims. En 1913 donc. Il n’y fait pas mention ici mais il y a lieu d'avancer que ce dont il parle à cette période soit contemporain de la crise de folie maniaco-dépressive de sa mère qu’il relate dans Histoire de l’œil que l’on est en droit de tenir pour différente de la première en raison de la cause différente qui lui est donnée : la fameuse dispute. Mais c’est là que des problèmes de datation se posent, car il n’est rien dit de précis quant à sa situation dans le temps : elle est située par rapport à des événements familiaux marquants, non par rapport à des faits historiques dûment datés. De plus, les connecteurs temporels sont pour le moins plastiques et vagues :
« peu après l’accès de folie de mon père … elle resta ensuite plusieurs mois dans une crise de folie maniaco-dépressive (mélancolie) … un jour ma mère disparut [première tentative de suicide] … peu de temps après, elle disparut encore » [seconde tentative]. Seul le dernier connecteur est un peu plus précis, plus objectif en tout cas, et situe cette seconde tentative, non plus par pendaison mais par noyade, « en plein hiver ». Le souci est que ce « en plein hiver » peut se rapporter qu’aux tentatives de suicide, à la dernière seulement, ce qui aurait pour effet de l’éloigner considérablement de l’accès de folie du père, ou au contraire, si tout se suit, de resserrer l’ensemble à quelques mois seulement, ce qui serait incohérent : la folie du père ayant lieu 1913, celle de la mère fin 1914. Si tout s’est passé en quelques mois seulement, alors il faudrait considérer que l’accès de folie du père qui a été si important n’est pas le premier (premier accès de folie qu’on serait autorisé à croire le plus marquant, l’habitude aidant, celles-ci apparaîtraient du coup moins marquantes : déraillait-il vraiment qu’à peine ?), mais un parmi d’autres qui les aurait particulièrement inquiétés, qui aurait alors pu avoir lieu pendant l’été 1914, même si cela est rendu douteux par Le Petit, encore une fois le plus clair, qui parle, faisant écho à Histoire de l’œil, d’une « nuit hallucinante », qui semble bien être celle dont il est question dans les coïncidences. Janvier 1913 donc, et les mois suivants. Cela voudrait dire que l’état de latence entre la phase maniaque et la phase dépressive a soit duré plus d’un an, soit que les deux phases se soient alternées durant cette période sans être pour autant remarquables.

 

Tableau Clinique



Un tableau clinique, même succinct, permet de comparer les données que l’on connaît sur la maniaco-dépression (ou trouble bipolaire), et ce que l’on peut lire de Bataille concernant sa mère, que ce soit sur le mode du témoignage : Histoire de L’œil et Le Petit ; ou sur celui, plus délicat à aborder, de l’œuvre littéraire, avec Ma Mère.

Le trouble bipolaire

Le trouble bipolaire ou trouble maniaco-dépressif est une maladie diagnostiquée au XIXe siècle et dont le tableau clinique n’a pas cessé depuis d’être étoffé ou remanié, et qui a, depuis sa découverte, été l’objet d’une abondante littérature. Elle se caractérise par les deux phases très distinctes à travers lesquelles la malade passe : phase maniaque et phase dépressives, toutes deux séparées par une période plus ou moins longue pendant laquelle la maladie ne s’exprime pas et le malade a un comportement normal.

La maladie survient en général tard, vers la quarantaine, suite à des crises dans la vie des personnes qui alors n’arrivent plus à faire face à ce qui leur arrive. Cela peut être un deuil, un licenciement, etc. La première crise qui apparaît dans l’œuvre de Georges Bataille apparaît en 1913, après que Georges Bataille ait annoncé avec force qu’il arrêtait l’école, et après, surtout, la grande crise de folie de son mari, Joseph-Aristide Bataille, déjà paralytique, aveugle et soumis à des douleurs fulgurantes. Tout cela, plus ce qui est tu, ajouté a la « scène ignoble » qui lui fit sa mère, a dû créer une fragilité en elle qui aboutit à la folie et déclencha en phase maniaque.

Cette phase maniaque consiste, pour ce qui est des symptômes qui semblent le mieux correspondre  aux témoignages que l’on a de la maladie de la mère, à une réactivité accrue aux stimulations émotionnelles et à une amplitude plus grande des émotions, ce qui a pour effet de les faire passer très vite de l’euphorie à la tristesse, et peut les rendre facilement irritables, colérique ou angoissés. Cela répond mieux aux témoignages de l’écrivain que l’image habituelle de cette phase maniaque, où l’on se représente le malade euphorique uniquement, et ce à l’excès. Le malade, de plus, a les idées qui s’enchaînent avec plus de fluidité, elles filent littéralement, et il ressent le besoin de parler, de communiquer, ce qui peut le rentre très familier, voire grossier, avec ceux qui l’entourent. Les idées s’enchaînant à toute vitesse, elles peuvent devenir incohérentes, sans lien logique, auxquelles viennent parfois s’ajouter des idées délirantes, ou des hallucinations. Le malade se perd aussi souvent dans une hyper activité stérile, fébrile, dort peu, et se montre facilement violent. A cela s’ajoute souvent une perte des inhibitions : consommation excessive d’alcool, transgression des interdits, nudité publique, désinhibition sexuelle.

Les deux témoignages confirment le diagnostic qui a été donné (peu importe que ça ait été par un docteur ou par Bataille lui-même). Il dit en effet que sa mère avait des délires de damnation, et qu’il devait l’agripper et lui tordre les poignets « pour la faire raisonner droit », ce qui suppose aussi une hyperactivité de la mère, une agitation excessive. Il était tenu de s’occuper d’elle, ce qu’il avait tout le loisir de faire puisqu’il avait abandonné l’école.
La littérature, dans son ensemble, donne trace des possibles autres dérèglements de la mère. Ma Mère, évidemment, où il y est affirmé qu’elle est pire que le père, et qu’en elle s’alternaient des moments de tendresse maternelle et d’accès déréglés dont elle paraissait au narrateur être la victime. Le mort aussi, où une femme, suite à la mort de son mari, se dénude devant le cadavre, part courir nue dans un bois, et va s’alcooliser et coucher dans une auberge.
On ne sait pas combien de temps dura cette phase, probablement des mois.

Sur la période d’accalmie, de latence entre le moment maniaque et le moment dépressif, rien. Elle a pu durer un an environ, jusqu’à ce que Bataille veuille retourner voir son père à Reims, encore soumise aux bombardements. Mais si on s’en tient au seul témoignage de Martial Bataille, et à l’importance de ces dérèglements dans l’œuvre de Georges Bataille, cela est douteux, et il serait sans doute plus juste de croire que ces phases se soient alternées à un autre rythme, mais sans que les phases dépressives soient aussi critiques que ce qu’elles ont été en 1914. Martial Bataille ne dit-il pas avoir vécu des choses inimaginables, avoir vécu l’enfer lui aussi : « j’ai passé auprès de nos parents des jours et des jours qui n’étaient que chagrin et désespoir. C’est inimaginable, car j’ai vu ce que tu n’as pas vu, ce que personne n’a vu. Des événements qu’on ne connaît pas et dont on n’a jamais soupçonné l’existence. »
Difficile à croire que cela n’ait été dû qu’au seul père et que les épisodes relatés par Georges Bataille ne soient que des événements isolés.

La phase dépressive du trouble bipolaire, elle, se caractérise par les symptômes récurrents de la dépression, tranchant radicalement avec ceux que l’on peut constater pendant la phase maniaque. Durant la phase dépressive, l’excitation laisse place à baisse de l’activité et de la volonté, traduit par un appauvrissement des gestes et des expressions faciales, la facilité d’élocution et l’enchaînement rapide des idées laissent place à une pauvreté de ces dernières et à une difficulté à les communiquer, le sentiment d’estime de soi laisse place à son contraire. A cela viennent s’ajouter des troubles du sommeil, une humeur triste persistante se manifestant par un sentiment d’inutilité, d’incapacité et des ruminations douloureuses. Le risque est grand que la personne se suicide. C’est effectivement ce que fera la mère de Georges Bataille, à deux reprises, refusant de retourner à Reims, plongeant toute la famille dans une immobilité anxieuse qui ne prendra fin qu’avec l’annonce imminente de la mort de Joseph-Aristide Bataille, le père.


 
Sources
Michel Surya : la Mort à l’œuvre.
Georges Bataille : Le Petit. Histoire de l’œil, Ma mère
 Yann Harlaut : L’incendie de la cathédrale de Reims par l’image (http://catreims.free.fr/mem/)
(http://www.orpha.net/data/patho/FR/fr-troublesbipolaires.pdf)

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