« Je vivais dans l’admiration, fasciné par une alternation en elle de la douceur affectueuse et de dérèglements dont elle me semblait la victime, et dont je voyais qu’elle était malheureuse »
Georges
Bataille, Ma
Mère
(p34, édition
10/18)
Les Textes
Les
écrits de Georges Bataille concernant la dépression de sa mère
permettent d’en fixer l’origine (l’abandon du père), le motif
(il parle de délires absurdes de damnation et de fin du monde) et
d’en déterminer le contexte : le bombardement de Reims et les
débuts de la première guerre mondiale. Des incertitudes planent
toujours, cependant secondaires, quant au lieu où les premières
crises survinrent, si ce fut à Reims ou à Riom.
Dans
sa préface à l’Histoire de l’œil, Il dit que peu de
temps après la grande crise de folie de son père, relatée un peu
plus tôt, sa mère fit une « crise de
folie maniaco-dépressive (mélancolie) » « à
l’issue d’une scène ignoble que lui fit devant lui sa mère à
elle » et qui dura plusieurs mois pendant laquelle elle
était agitée par des idées de damnation et de catastrophe. Durant
cette crise, Georges était tenu de la surveiller, se montrait
violent avec elle, par exaspération, et une nuit, craignant qu’elle
ne l’attaque pendant son sommeil, s’avisa de retirer de sa
chambre tout objet dangereux (les candélabres à socle de marbre) de
peur qu’elle ne l’assommât avec.
Juste
après, il fait mention des deux tentatives de suicide de sa mère,
la première par pendaison, dans le grenier, qui faillit lui être
fatale (on put, heureusement, la ranimer), l’autre par noyade, dans
une rivière qui n’était pas assez profonde pour cela et qui la
laissa juste transie de froid en plein hiver.
Dans
Le Petit, la crise de folie de sa mère est à peine abordée,
et la raison allouée est toute autre : Georges, vu que les
armées allemandes avaient quitté Reims, voulait rentrer. Sa mère,
n’en supportant pas l’idée, devint folle et n’accepta de
retourner à Reims qu’à l’annonce de la mort imminente du père.
Difficultés et Datation
Les
circonstances de cette crise sont très peu développées, les
informations que Bataille nous donne dans ses témoignages écrits
laissent l’événement dans un flou quasi-total pour ce qui est du
moment où il survint et de sa durée.
Les
deux causes alléguées par Bataille sont à la fois trop différentes
et trop déterminées pour pouvoir être confondues, pour avoir été
la même cause. Pour l’une, c’est une dispute entre
Marie-Antoinette Bataille et sa mère, pour l’autre, c’est le
désir de Bataille de rejoindre son père. Les deux peuvent être
liées. Bataille assiste à la dispute entre les deux femmes,
peut-être en est-il l’objet, mais alors il serait douteux qu’il
ne l’ait pas mentionné, peut-être les deux concernent-elles le
père de Bataille et le sort qui lui sera réservé. En l’absence
d’informations complémentaires, il est impossible de trancher.
C’est
dans Le Petit
que les informations circonstancielles sont les plus précises. « Ma
mère et moi l’avons abandonné, lors de l’avance allemande, en
août 14. » On
peut donc remonter l’abandon du père et le départ de Reims au
plus tard aux journées des 29 et 30 août 1914, jours où Reims,
devenue ville ouverte, connaît un exode massif peu de jours avant
les premiers bombardements. Il se peut toutefois qu’ils soient
partis avant cela, poussés par la peur suite aux mauvaises nouvelles
des fronts belges et français des 20
et 23 août rapportés
par des rescapés et des exilés, et par l’annonce de l’arrivée
des troupes ennemies. Il cesse d’aller aux offices du Cardinal
Luçon en la Cathédrale le 24, sans doute à cause du départ ou des
préparatifs du départ.
Il
écrit à la même page : « les
allemands occupèrent la ville, puis l’évacuèrent. Il fut alors
question de retour : ma mère, n’en pouvant supporter l’idée,
devint folle. Vers la fin de l’année, ma mère guérit : elle
refusa de me laisser rentrer à N. » Ce témoignage
précieux permet aussi une datation précise des événements
relatés. En effet, Reims ville ouverte est bombardée pour la
première fois le 3 septembre, puis occupée le lendemain. Mais suite
à la victoire des troupes françaises lors de la bataille de la
Marne, les Allemands sont forcés de battre en retraite et
d’abandonner la ville de Reims, occupée depuis le début
septembre, et c’est le 12 à 14h qu’ils l’abandonnent
officiellement. C’est donc à ce moment-là, ou quelques jours
après, que Bataille émet le souhait de rejoindre son père. Ce qui
déclenche la crise chez sa mère, dont elle « guérit
vers la fin de l’année », sans doute décembre. Ce
qui veut dire qu’après ils laissèrent Joseph-Aristide seul
pendant un an sous les bombardements jusqu’à ce que fin octobre,
début novembre, ils apprennent qu’il est mourant et décident de
le rejoindre. Ils auront, dans l’intervalle, reçu quelques lettres
les informant de l’état du souffrant, qui tout ce temps ne
semblait pas être inquiétant ; Bataille dit qu’il
« déraillait à peine ».
Cette
crise aurait duré environ quatre mois.
Mais
il fait mention d’une autre anecdote, qu’il situe au moment où
son père lui-même devient fou, un an avant la guerre, et peu après
qu’il ait abandonné le Lycée de Reims. En 1913 donc. Il n’y
fait pas mention ici mais il y a lieu d'avancer que ce dont il parle
à cette période soit contemporain de la crise de folie
maniaco-dépressive de sa mère qu’il relate dans Histoire de
l’œil que l’on est en droit de tenir pour différente de la
première en raison de la cause différente qui lui est donnée :
la fameuse dispute. Mais c’est là que des problèmes de datation
se posent, car il n’est rien dit de précis quant à sa situation
dans le temps : elle est située par rapport à des événements
familiaux marquants, non par rapport à des faits historiques dûment
datés. De plus, les connecteurs temporels sont pour le moins
plastiques et vagues :
« peu
après
l’accès de folie de mon père … elle resta ensuite
plusieurs mois
dans une crise de folie maniaco-dépressive (mélancolie) … un
jour
ma mère disparut [première
tentative de suicide] … peu
de temps après,
elle disparut encore »
[seconde tentative]. Seul le dernier connecteur est un peu plus
précis, plus objectif en tout cas, et situe cette seconde tentative,
non plus par pendaison mais par noyade, « en
plein hiver ».
Le souci est que ce « en
plein hiver »
peut se rapporter qu’aux tentatives de suicide, à la dernière
seulement, ce qui aurait pour effet de l’éloigner considérablement
de l’accès de folie du père, ou au contraire, si tout se suit, de
resserrer l’ensemble à quelques mois seulement, ce qui serait
incohérent : la folie du père ayant lieu 1913, celle de la
mère fin 1914. Si tout s’est passé en quelques mois seulement,
alors il faudrait considérer que l’accès de folie du père qui a
été si important n’est pas le premier (premier accès de folie
qu’on serait autorisé à croire le plus marquant, l’habitude
aidant, celles-ci apparaîtraient du coup moins marquantes :
déraillait-il vraiment qu’à peine ?), mais un
parmi d’autres qui les aurait particulièrement inquiétés, qui
aurait alors pu avoir lieu pendant l’été 1914, même si cela est
rendu douteux par Le Petit, encore une fois le plus clair, qui parle,
faisant écho à Histoire de l’œil, d’une «
nuit hallucinante »,
qui semble bien être celle dont il est question dans les
coïncidences.
Janvier 1913 donc, et les mois suivants. Cela voudrait dire que
l’état de latence entre la phase maniaque et la phase dépressive
a soit duré plus d’un an, soit que les deux phases se soient
alternées durant cette période sans être pour autant remarquables.
Tableau Clinique
Un
tableau clinique, même succinct, permet de comparer les données que
l’on connaît sur la maniaco-dépression (ou trouble bipolaire), et
ce que l’on peut lire de Bataille concernant sa mère, que ce soit
sur le mode du témoignage : Histoire de L’œil et Le Petit ;
ou sur celui, plus délicat à aborder, de l’œuvre littéraire,
avec Ma Mère.
Le
trouble bipolaire
Le
trouble bipolaire ou trouble maniaco-dépressif est une maladie
diagnostiquée au XIXe siècle et dont le tableau clinique n’a pas
cessé depuis d’être étoffé ou remanié, et qui a, depuis sa
découverte, été l’objet d’une abondante littérature. Elle se
caractérise par les deux phases très distinctes à travers
lesquelles la malade passe : phase maniaque et phase
dépressives, toutes deux séparées par une période plus ou moins
longue pendant laquelle la maladie ne s’exprime pas et le malade a
un comportement normal.
La
maladie survient en général tard, vers la quarantaine, suite à des
crises dans la vie des personnes qui alors n’arrivent plus à faire
face à ce qui leur arrive. Cela peut être un deuil, un
licenciement, etc. La première crise qui apparaît dans l’œuvre
de Georges Bataille apparaît en 1913, après que Georges Bataille
ait annoncé avec force qu’il arrêtait l’école, et après,
surtout, la grande crise de folie de son mari, Joseph-Aristide
Bataille, déjà paralytique, aveugle et soumis à des douleurs
fulgurantes. Tout cela, plus ce qui est tu, ajouté a la « scène
ignoble » qui lui fit sa mère, a dû créer une fragilité en
elle qui aboutit à la folie et déclencha en phase maniaque.
Cette
phase maniaque consiste, pour ce qui est des symptômes qui semblent
le mieux correspondre aux témoignages que l’on a de la
maladie de la mère, à une réactivité accrue aux stimulations
émotionnelles et à une amplitude plus grande des émotions, ce qui
a pour effet de les faire passer très vite de l’euphorie à la
tristesse, et peut les rendre facilement irritables, colérique ou
angoissés. Cela répond mieux aux témoignages de l’écrivain que
l’image habituelle de cette phase maniaque, où l’on se
représente le malade euphorique uniquement, et ce à l’excès. Le
malade, de plus, a les idées qui s’enchaînent avec plus de
fluidité, elles filent littéralement, et il ressent le besoin de
parler, de communiquer, ce qui peut le rentre très familier, voire
grossier, avec ceux qui l’entourent. Les idées s’enchaînant à
toute vitesse, elles peuvent devenir incohérentes, sans lien
logique, auxquelles viennent parfois s’ajouter des idées
délirantes, ou des hallucinations. Le malade se perd aussi souvent
dans une hyper activité stérile, fébrile, dort peu, et se montre
facilement violent. A cela s’ajoute souvent une perte des
inhibitions : consommation excessive d’alcool, transgression
des interdits, nudité publique, désinhibition sexuelle.
Les
deux témoignages confirment le diagnostic qui a été donné (peu
importe que ça ait été par un docteur ou par Bataille lui-même).
Il dit en effet que sa mère avait des délires de damnation, et
qu’il devait l’agripper et lui tordre les poignets « pour
la faire raisonner droit », ce qui suppose aussi une
hyperactivité de la mère, une agitation excessive. Il était tenu
de s’occuper d’elle, ce qu’il avait tout le loisir de faire
puisqu’il avait abandonné l’école.
La
littérature, dans son ensemble, donne trace des possibles autres
dérèglements de la mère. Ma Mère, évidemment, où il y est
affirmé qu’elle est pire que le père, et qu’en elle
s’alternaient des moments de tendresse maternelle et d’accès
déréglés dont elle paraissait au narrateur être la victime. Le
mort aussi, où une femme, suite à la mort de son mari, se dénude
devant le cadavre, part courir nue dans un bois, et va s’alcooliser
et coucher dans une auberge.
On
ne sait pas combien de temps dura cette phase, probablement des mois.
Sur
la période d’accalmie, de latence entre le moment maniaque et le
moment dépressif, rien. Elle a pu durer un an environ, jusqu’à ce
que Bataille veuille retourner voir son père à Reims, encore
soumise aux bombardements. Mais si on s’en tient au seul témoignage
de Martial Bataille, et à l’importance de ces dérèglements dans
l’œuvre de Georges Bataille, cela est douteux, et il serait sans
doute plus juste de croire que ces phases se soient alternées à un
autre rythme, mais sans que les phases dépressives soient aussi
critiques que ce qu’elles ont été en 1914. Martial Bataille ne
dit-il pas avoir vécu des choses inimaginables, avoir vécu l’enfer
lui aussi : « j’ai passé auprès
de nos parents des jours et des jours qui n’étaient que chagrin et
désespoir. C’est inimaginable, car j’ai vu ce que tu n’as pas
vu, ce que personne n’a vu. Des événements qu’on ne connaît
pas et dont on n’a jamais soupçonné l’existence. »
Difficile
à croire que cela n’ait été dû qu’au seul père et que les
épisodes relatés par Georges Bataille ne soient que des événements
isolés.
La
phase dépressive du trouble bipolaire, elle, se caractérise par les
symptômes récurrents de la dépression, tranchant radicalement avec
ceux que l’on peut constater pendant la phase maniaque. Durant la
phase dépressive, l’excitation laisse place à baisse de
l’activité et de la volonté, traduit par un appauvrissement des
gestes et des expressions faciales, la facilité d’élocution et
l’enchaînement rapide des idées laissent place à une pauvreté
de ces dernières et à une difficulté à les communiquer, le
sentiment d’estime de soi laisse place à son contraire. A cela
viennent s’ajouter des troubles du sommeil, une humeur triste
persistante se manifestant par un sentiment d’inutilité,
d’incapacité et des ruminations douloureuses. Le risque est grand
que la personne se suicide. C’est effectivement ce que fera la mère
de Georges Bataille, à deux reprises, refusant de retourner à
Reims, plongeant toute la famille dans une immobilité anxieuse qui
ne prendra fin qu’avec l’annonce imminente de la mort de
Joseph-Aristide Bataille, le père.
Sources
Michel
Surya : la
Mort
à l’œuvre.
Georges
Bataille : Le
Petit. Histoire
de l’œil, Ma mère
Yann
Harlaut : L’incendie
de la cathédrale de Reims par l’image
(http://catreims.free.fr/mem/)
(http://www.orpha.net/data/patho/FR/fr-troublesbipolaires.pdf)
(http://www.orpha.net/data/patho/FR/fr-troublesbipolaires.pdf)
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