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mercredi 1 mai 2013

Séjour chez les jésuite

Carte postale de La Barde (Dordogne)
« Pour le moment je m’en vais me fourrer jusqu’au cou chez de bons P.P. jésuites auxquels m’adresse M. Saliège. Je suis las, las et trop las de me livrer à cet imbécile affolé et passionné qu’on nomme Georges Bataille. ».
Georges Bataille, Lettre du 5 juin 1918.


Le Séminaire et le Conseil de Jules Saliège

En 1917, Georges Bataille, démobilisé, revient vivre en Auvergne, à Riom-ès-Montagnes. Il semble y mener, jusqu'à la fin de l'année 1918 et son entrée à l'école des Chartes, une vie austère tournée vers la méditation et le travail.
Les lettres de l’époque, publiées dans le Choix de lettres par Michel Surya, ainsi que le témoignage de Delteil publié dans le numéro de Critique, Hommage à Georges Bataille, permettent de dire dans quelle ambiance il a vécu lors de cette période, ce sur quoi il a travaillé et à quelles occasions.

Ce qui deviendra par la suite la plaquette publiée sous le titre Notre Dame de Rheims est à la base le titre d’une conférence lue par Bataille devant un parterre de jeunes enfants sur les malheurs et les horreurs subies à Reims, ce à la demande d’un ami dont on ne connaît que le prénom et qui n’a pas été identifié : Jean-Gabriel.
Ami semble-t-il important pour Bataille, à la fois guide et confident, enrôlé lui aussi en 1916.


Ce travail, cette plaquette, ces lettres montrent que la guerre est une des préoccupations majeures de Bataille à cette époque, ainsi qu'une source d’inquiétudes et d’angoisses profondes ; il est à parier qu’elle fut l’objet de nombreuses de ses méditations. On sait, en effet, toute l’importance qu’elle a eue pour lui : comme nous l'indiquent les notes du Coupable, quand Bataille parle de la guerre, ce n'est jamais qu'à la première guerre mondiale et non à la seconde qu’il songe.


1918 est, au delà de ces problèmes, une année importante et particulièrement riche pour Bataille, traversée à la fois par des atermoiements amoureux, la lente préparation au concours d'entrée à l'école des Chartes, « études commencées avec passion », le déchirement enfin entre deux aspirations contraires : un sacrifice entier de sa vie mise au service de Dieu d'une part, des attachements impérieux aux choses de la terre de l'autre.

Depuis 1917, Georges Bataille se rend régulièrement au séminaire de Saint-Flour, sans s'y être pour autant inscrit. C'est qu'il ne peut pas se résoudre à entrer dans les ordres ; le séminaire l'amènerait à devenir prêtre, or, c'est le monachisme qui l'attire vraiment, au point qu'il exprime ce désir avec vigueur dans sa lettre du 20 avril 1918 : « je puis aujourd'hui mettre toutes mes richesses parmi toutes mes réelles aspirations. Je ne servirai qu'un maître et c'est au cloître que je le servirai dans la plénitude de l'amour. » Il sait pourtant tout ce que ce désir a de désespéré et d'irréaliste. Irréaliste : ce n'est pas pour vivre en accord avec une foi démesurée qu'il songe au cloître, mais pour lutter contre des désirs, une nature impérieuse qu'il ne peut combattre par ses seules forces. Il attend des murs du monastère qu'ils le défendent contre lui-même, ce besoin absolu de croire et de se livrer à Dieu semble un mouvement désespéré qui trahit déjà son absence de foi, bien que cette dernière ne soit pas encore reconnue comme telle.

De plus, il ne parvient pas à se résoudre à abandonner sa mère : « je ne puis songer à partir immédiatement au séminaire et à laisser ma mère seule : le renoncement évangélique ne peut aller jusqu'à quitter ceux qui ont besoin de vous. » (22 janvier 1918). Décision qui serait lourde de conséquences donc ; d'une part, il abandonnerait sa mère (était-elle encore instable à cette époque?), d'autre part, ne pouvant partir immédiatement, il se condamnerait jusqu'au départ à vivre des jours vides, vu qu'il cesserait dès lors d'étudier en vue du concours, d'office abandonné. Idée trop angoissante pour être tolérée, situation délicate, où les aspirations les plus contraires s'affrontent sans qu'aucune ne parvienne à s'imposer.

Jules Saliège, qui dirigeait alors le séminaire de Saint Flour, recevait donc régulièrement Bataille, l'aidait à y voir plus clair. Voyant ses hésitations, ses doutes et l'irrésolution qui était la sienne quant à son avenir et à sa foi, ne pouvant rien faire de plus pour le guider, le futur Cardinal l’invite en janvier à suivre un séjour dans une maison d’exercices spirituels jésuite dont il connaissait les directeurs. C’est finalement en juin que Bataille suivra cette retraite, se rendant pour une semaine à la maison de La Barde (Dordogne).



Les Jésuites et les Exercices Spirituels

« La première remarque est, que par le mot d’Exercices Spirituels, on entend toutes les manières d’examiner sa conscience, de méditer, de contempler, de prier mentalement et vocalement, enfin, de s’acquitter dûment de toutes les opérations de l’esprit. »
Exercices Spirituels, Ignace de Loyola.


Paysage de Montserrat (André Masson)
C’est au début du XVIe siècle que Ignace de Loyola, né en 1491, courtisan puis militaire, est blessé au siège de Pampelune et qu’il lit, pendant sa convalescence, un certain nombre de livres religieux. Rétabli, il part se confesser et prier à l’église de Montserrat. Après ses trois jours de prière, il abandonne définitivement sa vie passée pour se consacrer à Dieu et vivre une vie d’ascèse en tant qu’ermite ; il vivra en cette condition pendant près d’une année dans la ville de Manrèse, où il livrera son expérience de la foi et de l’union à Dieu sous la forme des Exercices Spirituels, qui au delà de leur nouveauté poursuit et synthétise des traditions ascétiques préexistantes. Il part ensuite faire un court séjour à Jérusalem sur les traces de Jésus avant de se rendre à Paris suivre des études poussées. C’est lors de ce séjour qu’il rencontrera ceux qui le suivront dans son projet et sa vision de la foi. C’est en 1537, à Venise, alors qu’ils sont en route pour gagner Rome, qu’ils se donnent comme nom Compagnie de Jésus, et que ceux qui, dans cette compagnie, ne sont pas encore prêtre, sont ordonnés. Trois ans plus tard, le Pape Paul III reconnaît par bulle papale la Compagnie de Jésus, et très vite, ils sont envoyés en mission autour du globe, ouvrent des écoles, promeuvent la culture et la recherche, œuvrent pour les plus démunis. A partir du XVIIe siècle, les jésuites sont victimes de violentes attaques et diffamations de toutes parts, qui aboutiront à la suppression de la compagnie en 1773 par le pape Clément XIV. La compagnie sera rétablie en 1814, là aussi par décision papale.
Les Exercices Spirituels, écrits au tout début de sa conversion, permettront à Loyola de s’attacher ses premiers compagnons une fois arrivé à Paris. Ils sont écrits non pas pour celui qui doit s’adonner à ces exercices, mais pour celui qui les donne à faire et il constitue le cœur des retraites, dont le déroulement est rythmé par les méditations et les prières.

Voici les points les plus saillants de la méthode :
Portrait de Saint Ignace de Loyola
__ les exercices sont structurés en quatre « semaines », même si la durée de ces différentes phases n’était pas rigoureusement de sept jours et qu’elles ne sont pas toutes égales en importance : c’est en général sur les deux premières que l’accent est véritablement porté, c'est-à-dire sur celles qui consistent d'une part en la considération des péchés, afin d’en éprouver de la douleur et de s’en purifier, d'autre part en la considération de la vie de Jésus-Christ jusqu’à son entrée en Jérusalem. Ainsi, la première semaine consiste en un examen de conscience approfondi qui vise à débusquer tous les péchés en soi et à s’en humilier, à considérer attentivement non seulement les siens, mais aussi ceux du genre humain dans son intégralité, celui des anges et à en tirer humilité et repentir. Non seulement ces péchés mais leurs conséquences (dont la plus notable est la passion de Jésus-Christ) pour s’exhorter soi-même à une conduite plus digne. On sait que Bataille déjà sans doute s’adonnait à ce genre de méditation : on connaît l'une de ses lectures de l’époque, Le Latin Mystique, traversé par une condamnation virulente de la chair, on sait qu'il ne passait pas une semaine sans se confesser et l'on voit dans ses lettres qu'il s’accuse plus ou moins complaisamment mais de manière presque systématique. Tout cela montre déjà une fixation sur l’idée de péché (son corollaire étant la pureté) qui sans doute a trouvé dans cette retraite un de ses moments les plus intenses.

__ ces méditations réglées font jouer toutes les facultés humaines : le retraitant s’attache dans les préludes à se représenter brièvement l’histoire (passage des évangiles, de la vie des saints, etc) qui servira de support à la méditation, ainsi que le lieu où elle se déroule, afin d’y fixer son imagination, et exprimera les buts visés par cette méditation, afin de ne pas s’en éloigner. La méditation en elle-même se divise en points, plus ou moins nombreux suivant l’objet de l’exercice et le support utilisé, mais pour chaque, c’est toutes les facultés de l’esprit (plus celles du corps, qui doit être mis dans un lieu et une position qui dispose convenablement l’âme pour la méditation) ; la mémoire apporte la matière de la méditation, ce qui a été dit dans les préludes, lectures saintes ou non, expérience personnelle, l’imagination s’en empare pour se représenter concrètement la scène, via les cinq sens : la vue, le goût, l’odorat, l’ouïe et le toucher afin d’offrir plus de matière à l’entendement et le mieux exciter. L’entendement tire des conclusions, juge de ce que la mémoire et l’imagination lui donnent, analyse, conclue et en tire toutes les vérités qu’il en peut tirer afin que la volonté se voit dirigée, par l’entendement et les émotions (amour du Christ, haine du péché, etc) suscitées par la méditation. C’est toute la personnalité humaine qui est ainsi sollicitée et mise en branle dans ces méditations. Bataille sera sans doute influencé par cette méthode tant dans la manière dont il abordera la photo du supplice chinois, que, sans doute, dans certaines idées qui seront les siennes et qui jouissent d’un écho certain dans la « première semaine » des Exercices Spirituels ; écho ne signifiant pas pour autant origine.




Le Séjour de Georges Bataille à La Barde


Georges Bataille est reçu à la maison Notre-Dame du Bon Conseil, située à La Barde, près du village La Coquille, en Dordogne—du 15 au 19 juin 1918 comme « hôte individuel » ; c'est-à-dire qu’il n’était pas accueilli au sein d’un groupe homogène, comme cela est souvent le cas. Il a donc pu bénéficier au cours de ces cinq jours d’une attention particulière et suivie par les deux prêtres en charge du lieu à l’époque, d'abord par le père Eugène Ibos, dont le Cardinal Saliège dit dans la préface pour la biographie rédigée par le père Raoul Plus qu’on « lui envoyait les cas embarrassants », très certainement dans une moindre mesure par Antoine Boissel (1858-1934) qui était à l'époque son adjoint.


La maison de la Barde et le père Ibos


Le père Eugène Ibos, qui le reçut, a fait l'objet d'une biographie. Elle offre quelques éléments intéressant sur l'homme avec qui Bataille a conversé une semaine durant et qui lui fit comprendre qu'il n'avait pas la vocation.
Il est né en 1858 en Hautes Pyrennées, dans une petite commune du plateau de Lannemezan. Il entre au Noviciat de Pau et y mène de brillantes études, malgré une santé chétive ; une maladie pulmonaire, douloureuse et incapacitante, entrave le rythme de ses études, l'accompagnera toute sa vie, qu'il surmontera pourtant en redoublant d'efforts et d'abnégation. Il n'en sera pas moins, pendant un temps, considéré comme un bon à rien : emmettant le souhait d'être envoyé en tant que missionnaire en Afrique, on lui rétorqua vertement qu'il ne valait même pas le prix du trajet.

La maison d'exercices spirituels de La Barde
Sa santé fragilisée, on l'envoie à la maison d'exercices spirituels de Montbeton, près de Montauban, afin de le mettre au vert. Loin de s'y reposer, il fait montre d'une activité inlassable remarquée de tous. En 1911, il devient directeur de la maison de retraites spirituels de la Barde. Cette dernière a été ouverte en 1909 près du village de La Coquille, dans le nord de la Dordogne, dans une vaste propriété qui appartenait avant à la famille de Mgr Gay. Ils y cessèrent de recevoir des retraitants à deux reprises. Elle servit d'ambulance de 1914, depuis la mobilisation, jusqu'à Juillet 1916. Lors de la seconde guerre, la maison servit d'asile pour réfugiés. Le 20 juin 1940, le père Eugène Ibos écrit dans son journal : « On est cinquante-cinq présents au réfectoire ». Avec la guerre, la maison ne pouvant plus recevoir de retraitants, elle fut transformée en Maison de Troisième Probation, dirigée par le R. P. de Bazelaire. Le P. Ibos mourut peu après, en 1946. La maison fut revendue en 1983, fut rachetée par la fondation Jean-Luc Lahaie. Elle a depuis été investie par l'Office de Tourisme.

Le P. Ibos était connu et apprécié de tous ses retraitants pour sa capacité d'écoute, ses qualités de fin psychologue ; il voyait en effet immédiatement si le retraitant était fait pour une vie religieuse ou laïque mais n'imposait jamais son point de vue ; il guidait au contraire le retraitant pour qu'il découvre de lui-même la voie à suivre. Il se passionnait aussi pour la situation politique, sociale, et invitait vivement ses retraitants à se tenir informé des actualités et d'en s'en faire une opinion. C'est fidèle à ce dernier trait de caractère qu'il encouragea Bataille à donner la conférence sur Notre-Dame de Reims et à s'entretenir avec lui sur le conflit.


Le séjour de Georges Bataille


Il est impossible d’avoir la moindre certitude quant au contenu en lui-même de cette retraite, sur ce que Bataille y a vécu, sur ce qu’il y a étudié, sur ce qui s’y est dit (on sait qu’il a parlé là-bas de la guerre, des troubles de l’époque, de leur sens. On sait qu’il a été question des choix de vie à venir de Bataille. On sait qu’il a été question de la causerie pour laquelle Bataille avait été invité à parler de la cathédrale de Reims et qui était encore à l’état de projet. Mais tout cela ne sont que des généralités). Les rares informations que l’on en a, le seul sentiment que l’on peut s’en faire ne se base que sur quelques rares et maigres témoignages et traces. Mais il ne fait aucun doute que si la spiritualité ignacienne n’a laissé qu’une empreinte modeste, discutable et embrouillée dans l’œuvre de Bataille ; il est à savoir que ce n'est que « bien après 1918 que la spiritualité ignacienne a été redécouverte et approfondie ». Avant cela, les retraites n'étaient peut-être pas aussi fidèle à l'esprit de Saint-Ignace. On ne peut donc se fier aveuglèment à ce que l'on peut trouver dans les Exercices Spirituels. Il va sans dire que cet épisode fut autrement plus important sur un plan personnel et immédiat, les lettres à Jean-Gabriel qui mentionnent ce séjour le montrent bien.

Georges Bataille, en 1918, hésitait quant à la voie à suivre : vie laïque, avec l’entrée à l’école des Chartes qui se profilait ou vie religieuse ? Et si vie religieuse, quelle vie religieuse ? Le séminaire de Saint Flour, qu'il fréquentait, l’aurait destiné à être prêtre diocésain, mais c’est plus une vie monacale qu’il souhaitait. On le sait, Georges Bataille a des idées absolues et très précises sur ce qu’est la vie, et elle doit être entièrement consacrée à Dieu. Il n’a cependant pas assez de force de réalisation pour s’astreindre à cette vie—à ce sacerdoce plutôt, et plus il s’y efforce, plus il semble s’angoisser et tendre vers des plaisirs terrestres dont il ne peut totalement se défaire. C’est d’ailleurs à cause de cette incapacité qu’il se voit moine, afin que des murs de pierre le sépare et le protège de la tentation, sans que la vie monacale, son isolement et sa rigueur pointilleuse ne lui conviennent vraiment. Pris entre des aspirations trop hautes qu’il ne peut réaliser et des désirs trop bas qu’il ne peut refréner, incapable même de vraiment se positionner par rapport à eux, incapable surtout de prendre une décision et de s’y tenir durablement, il se rend à la maison d’exercices spirituels de la Barde afin de clarifier sa situation et de pouvoir prendre une décision ferme et irrévocable. Il le dit bien dans la lettre du 30 janvier 1918 :
 « si je vois clair, il va de soi que je sauterai gaiement le Rubicond—et ainsi ferai-je si je suis repris par mon ancien esclavage, et ce ne sera pas non plus sans joie. Si au contraire je reste libre de cœur et que rien de nouveau ne se précise, si je persiste en obscurité et en indifférence, il n’y a aujourd’hui rien en moi qui puisse s’appeler une vocation. » 
En absence d’une quelconque vocation, Bataille se contenterait de poursuivre sa vie sans essayer de l’infléchir dans une direction ou une autre, poursuivant ses études qui se présenteraient fatalement, laissant les jours s’écouler sous lui, comme il dut le faire de janvier à juin, quand il lui fallut « apprendre à marcher devant (lui) dans l’indifférence de (sa) volonté ».

Après les « cinq journées précipitées, surchauffées, violentes » de son séjour, il ressortit apaisé, libéré des contradictions et des volontés irréalistes qui le contraignaient à d’infinis retournements et atermoiements. Il est désormais certain qu’aucune vocation ne l'appelait, ayant dépassé et abandonné la « présomption désespérée » qui le poussait à tendre vers une vie haute, toute entière tournée vers Dieu, contre une nature qui ne permettait pas cette élévation. Il n’est donc plus question pour lui de vie entièrement consacrée à la religion. Mais ce n’est pas pour autant que la vie laïque, que la promesse d’un amour avec Marie Delteil (son « ancien esclavage » ?) se soient annoncées comme une évidence. Il en a la conviction : à la sortie de ce séjour, il n’y a pas pour lui de vocation. Il continuera à vivre les événements comme ils viennent, « dans l’indifférence de (sa) volonté », et en premier lieu ses études, sans essayer d’infléchir sa vie dans un sens ou dans un autre, laissant le soin de sa conduite aux « circonstances », qui mieux que lui sans doute arriveront à lui indiquer quelle voie suivre.

Ce séjour le mettra dans la disposition d’esprit qui s’avérera déterminante dans sa perte de foi et sa vie à venir. Libéré de ses aspirations les plus hautes, de ses inquiétudes et angoisses les plus proches, décidé à laisser les événements et les circonstances le guider et décider de ses choix de vie, il ouvre une brèche dans sa foi : l’impossible réconciliation de la vie terrestre et religieuse sous la forme d’une union maritale et d’un amour pur, la découverte en Espagne d’une spiritualité de la chair épanouie, d’une joie à caractère religieux dans l’abondance et l’excès de la vie plus sûrement que dans le retrait de la vie dans des attitudes ascétiques, l’amèneront à privilégier gaiement ce qu’il y a d’excessif dans la vie d’un homme et à abandonner comme un poids l’idée même du Dieu auquel il voulait se vouer.



Place des Exercices dans l’œuvre de Georges Bataille


L'importance biographique de ce séjour est limitée. Limitée dans le temps, limitée dans les effets : elle entre dans le faisceau des éléments qui l'amèneront à abandonner définitivement la foi, mais elle n'en est pas le plus déterminant. Pendant au moins deux ans encore, Bataille sera croyant. Il ne fera pas mention de ce séjour et il ne semblera pas avoir laissé de grandes traces.

A la fin des années 30, au début des années 40, il saura en revanche se souvenir des Exercices Spirituels jésuites. Elle entre dans le cadre de son « Expérience Intérieure » et se trouve donc présente dans les ouvrages de sa Somme Athéologique.
On en trouve évidemment des références dans L'Expérience Intérieure, mais aussi dans Le Coupable. Il y écrit d'ailleurs (p 274) :
« Dans le premier mouvement, les préceptes sont indiscutables, ils sont merveilleux. Je les tiens d'un ami, qui les tenait de source orientale. Je n'ignore pas les pratiques chrétiennes : elles sont plus authentiquement dramatiques ; il leur manque un premier mouvement sans lequel nous restons subordonnés au discours.

De rares chrétiens sont sortis de la sphère du discours, parvenant à celle de l'extase : il faut supposer dans leur cas des dispositions qui rendirent l'expérience mystique inévitable, en dépit de l'inclination discursive essentielle au christianisme. »


Nous avons là un résumé de l'attitude générale de Bataille vis à vis des exercices jésuitiques, du cadre particulier dans lequel il l'insère et de la finalité qu'il leurs assigne. Il reconnaît à ces pratiques une grande qualité, mais affirme dans le même temps que cette qualité ne peut en général pas se manifester pleinement, qu'elles échouent en règle générale, faute de sortir de la sphère du « discours ». Certains seuls y ont réussi : les grands mystiques, parce que l'élan qui était le leur leur ont permis d'atteindre l'extase malgré l'ancrage trop profond dans le « discours », qui est peut-être plus que le langage, qui serait tout entier dans le soucis de convaincre autrui, de faire entendre : ancrage communicationnel, tourné vers les hommes, soucieux de transformer les visions personnelles en termes communs, en vérités susceptibles de valoir pour tous. En un mot : tout ce qui entrave l'homme dans sa quête d'une élévation spirituelle, tout ce dont il doit se débarrasser.
C'est à fin d'une telle libération qu'il place ces pratiques en seconde position, après d'autres méthodes de méditation, orientales celles-ci : le zen. Pratique fraîchement découverte qui a pour principal mérite aux yeux de Bataille de faire le vide, c'est-à-dire de tuer le discours. Pratique non discursive fondée sur une attention particulière au souffle, au rythme de la respiration, fondée sur des thèmes de méditation, ou sur des formules à répéter, des syllabes à étirer dans une destruction de tout sens. Il commence à méditer ainsi avec des thèmes classiques, puis il construit ses propres thèmes de méditation, dont on voit certains exemples dans Méthode de Méditation, qui est moins une méthode, que l'on pourrait suivre, que les bases et les conclusions de ses propres recherches. Il eût pourtant le projet d'écrire une méthode. Il ne le fit pas.
Une fois l'état de plénitude, de silence intérieure, de vide atteint, il commença à remplir ce vide. Les méthodes des jésuites lui servirent alors à visualiser, à vivre, par tous les sens, des scènes cocasses, érotiques ou violentes. Les thèmes de méditation se firent ainsi plus variés ; on se souvient évidemment du supplicié chinois dont il observait longuement les photos, dont il imaginait longuement le martyr et qui incarnait la parfaite figure du Christ, d'un Christ plus proche, plus humain.

C'est souvent en se référant à ce martyr asiatique que Bataille, dans L'Expérience Intérieure, évoque les exercices spirituels. Pour lui, ces exercices mettent en jeu une perversion du langage, nécessaire, qui est la Dramatisation, rejet et négation du discours par le discours lui-même, tension du discours dans lequel ce qui compte le plus n'est plus l'énoncé du vent, mais le vent lui-même. Tension où il ne s'agit plus de suivre des raisonnements mais de se mettre en état de ressentir. Il présente cette idée à la page 26, concluant rapidement que « les Exercices, horreur tout entier du discours (de l’absence), essayent d’y remédier par la tension du discours, et que souvent l’artifice échoue » L'exhortation à vivre les scènes, par les cinq sens, ne permet pas, à elle seule, à plonger dans les extases auxquelles, selon lui, elles devraient aboutir. Elle ne s'élèvent pas au dessus du simple jeu de la langue. Il y faut plus. Il y faut moins : l'autre limite de ces exercices est qu'ils supposent une autorité, Dieu, et une religion constituée qui assigne un cadre, des limites à l'expérience, ainsi qu'un but : la fusion mystique avec Dieu et l'accord absolu avec sa volonté. Or, l'expérience est à elle-même sa propre autorité. Elle n'a de limite que le courage de celui qui s'y livre, les possibilités ouvertes par les méthodes suivies.

Cette dramatisation joue un rôle à un tout autre niveau ; l'écriture. Si l'écriture de Bataille est si saisissante, c'est que souvent elle n'en appelle pas seulement à l'intellect, mais aussi aux sensations, par des descriptions exhubérantes, précises, amenant par le discours à vivre les scènes. C'est là une constante depuis se premiers grands articles (L'Amérique Disparue en tête). Il serait bien trop hasardeux d'affirmer que sa manière d'écrire provient de sa rencontre avec les exercices ; on peut cependant remarquer que c'est là une méthode de dramatisation qui partage avec les exercices spirituels une même dynamique, une même logique et un même échec : « nous restons subordonnés au discours. »



Sources

Georges Bataille : Œuvres Complètes Tome V. Michel Surya : Georges Bataille, choix de lettres.
Ignace de Loyola : Exercices Spirituels. Jean Bruno : Les techniques d'illumination chez Georges Bataille, Critique Raoul Plus : Un semeur de paix, Editions MappusRobert Bonfils (Archiviste de la Province de France)  : échanges personnels

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