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vendredi 26 avril 2013

L'Ordre de Chevalerie

L'Ordre de Chevalerie, Etienne Barbazan
« M. Georges Bataille a rédigé aussi un bon mémoire, à la fois philologique et historique, sur un conte en vers du XIIIe siècle, bien connu et publié dès le XVIIIe siècle, l’Ordre de chevalerie. L'étude qu'il a consacrée aux sources historiques de ce poème a été particulièrement remarquée, et si le classement des huit manuscrits à l'aide desquels M. Bataille a établi le texte de ce poème peut prêter encore à quelque incertitude, nous sommes en droit d'attendre prochainement de lui une excellente édition de l'Ordre de chevalerie. ».
Bibliothèque de l'école des chartes. 1922, tome 83. pp. 235-244





La Thèse que Georges Bataille a présentée à l'école des Chartes a disparue, malgré le projet, pourtant presque assuré, d'une publication. On ne sait donc presque rien du travail qu'il a effectué ou du contenu de la thèse. Seules nous restent pour toutes traces, d'un côté la position de sa thèse, qui offre un résumé des différentes parties de son travail, de l'autre, une lettre envoyée depuis l'Angleterre présentant les résultats des recherches effectuées lors de son séjour à la Maison de L'institut de France à Londres.
Sources minces donc, qui n'autorisent aucune hypothèse.

Les recherches

 

Georges Bataille a effectué un travail immense de recherche et de compilation. Ce n'est pas moins de 8 manuscrits qu'il a étudiés, copiés et classés afin d'offrir une version, la plus définitive possible, du Poème de Hue de Tabarie, L'Ordre de Chevalerie. Le principal manuscrit duquel il est parti et à partir duquel il a établi le texte est le manuscrit français 25462 de la Bibliothèque Nationale. Outre celui-ci, il a étudié également deux manuscrits incomplets en Angleterre, à partir de manuscrits consultés au British Museum.
En 1920, de septembre à octobre, Georges Bataille se rend en effet à Londres pour étudier les manuscrits présents au British Museum susceptibles de lui servir pour sa thèse. Il réside à cette occasion à la Maison de l'Institut de France à Londres, édifice offert en 1919 par Edmond de Rothschild à l'Institut de France afin de faciliter les échanges et la recherche entre la France et l'Angleterre. Ce sera à cette occasion qu'il rencontrera Bergson et découvrira le « problème du rire ». Ce séjour sera aussi pour lui l'occasion de collecter d'autres textes à partir de manuscrits : La Chanson de Guillaume, Le Dit de l'Unicorne, le Roman des romans ainsi qu'un poème moral et une prière au Christ.
L'un des manuscrits étudiés mérite qu'on produise ce que Bataille en dit dans son Rapport : 
« Le ms. Harl. 4333, composé dans l'Est de la France, contient ce poème incomplet de la fin de la main d'un copiste qui a écrit plusieurs fragments de ce recueil. J'ai étudié la composition de ce ms. Tout entier. Il a dû appartenir à une communauté où plusieurs scribes y copièrent à l'occasion des contes moraux. Ces contes sont de ceux qui servaient d'exemple dans les sermons » 
constatation qui provoque l'étonnement de Bataille, qui se demande alors quel est le rapport entre « la composition d'un tel recueil » et la prédication.
La position de thèse ni ce rapport ne nous permettent de déterminer quelles ont été les 5 autres sources.


Le contenu de la thèse

 

La thèse porte sur un poème du XIIIe Siècle déjà bien connu. On en trouve de nombreuses versions, il « a été copié trois fois par des érudits au XVIIe siècle et édité deux fois au XVIIIe siècle », dont une en 1759 par Étienne Barbazan. Il avait de plus fait l'objet d'une publication récente en anglais : Roy Temple House, de l'université d'Oklahoma, en avait fait une édition en 1919 avec présentation, notes et bibliographie. La Thèse de Georges Bataille est en quelque sorte une réponse à cette dernière publication, qui ne lui paraît pas maniable.
sommaire de l'édition de R.T. House

M.R.T. House dans son premier chapitre utilise toutes les sources pour déterminer qui est le chevalier en question, de Hugues de Tabarie ou de Homfroi de Toron. Il présente ensuite l'origine de la chevalerie, la décrit brièvement et analyse dans un même chapitre les différents symboles présents dans le poème, qui apparaît être de la main d'un ecclésiastique (aucune mention faite de l'amour des femmes). Il revient ensuite sur l'origine, les influences notables (Celle de Chrétien de Troyes et évidente), l'auteur, les différentes versions et publications qui en ont été faites, qu'il commente rapidement. Il offre enfin, avant le texte et les notes, une liste des manuscrits et un grand ensemble de remarques sur la langue, origine géographique des mots, remarques grammaticales, précisions sur la prononciation.

Georges Bataille affirme œuvrer à partir de « principes différents ». Cela fait référence, sans doute, à la méthodologie suivie pour établir le texte, mais peut-être aussi, pour autant qu'on puisse en juger à partir de la position, à la manière de structurer la présentation. Dans un premier chapitre, qui semble être une présentation générale, il donne un résumé du texte et les principales informations nécessaires à le situer et à le comprendre. le texte est un poème en octosyllabes, dont les vers riment deux à deux, sans grand style ou inventivité, écrit au XIIIe siècle (« aux environs de 1245 ») par un ecclésiastique de langue picarde (« peut-être de la partie sud de la région picarde »).
Dans un second chapitre, il recense les 4 versions du récit de l'adoubement de Saladin, qu'il compare les unes aux autres. L'Itinirarium Ricardi de Richard de la Sainte-Trinité et la Chronique d'Ernould selon lesquels Saladin aurait été adoubé devant Alexandrie par Honfroy III du Toron en 1167 d'un côté, de l'autre l'Ordre de Chevalerie et une anecdote présente dans Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, par Geoffroy de Courlon, deux textes plus tardifs et similaires entre eux.
Le troisième consiste en une description du texte et de la symbolique du vêtement, qui trouve son origine dans l’Épître aux Éphésiens de Saint Paul, VI, 11-17 : 
« revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme devant les ruses du diable. Car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. C'est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans le mauvais jour, et tenir ferme après avoir tout surmonté. Tenez donc ferme : ayez à vos reins la vérité pour ceinture ; revêtez la cuirasse de la justice ; mettez à vos pieds le zèle que donne l’Évangile de paix ; prenez par-dessus tout cela le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin ; prenez aussi la casque du salut, et l'épée de l'Esprit, qui est la parole de Dieu. » 
Texte abondamment commenté, qui a servi de base à nombre de poèmes édifiants et de sermons, dont un sermon du XIIIe siècle sur Saint Martin attribué à Guiard de Laon, « à peu près identique à l'Ordre de Chevalerie ». Ce thème est de toute évidence un texte de prédication, destiné à être récité et à inciter aux vertus chrétiennes, et l'histoire qui l'exemplifie doit être tiré d'un livre de sermons. Il revient ainsi dans ce chapitre sur les origines du poème, pour en démontrer le caractère classique et dévoiler les sources qui ont servies à son auteur.
Le quatrième chapitre concerne l'utilisation du texte, destiné à être lu dans les églises, le cinquième l'idéal chevaleresque, entre bravoure et piété, déjà défini dans les œuvres de Chrétien de Troyes. Enfin, les deux derniers concernent la postérité de l’œuvre, qui normalement ne devrait pas différer de beaucoup de ce que House nous en dit dans son édition, ainsi que « l'établissement du texte », partie qui « prête encore à quelque incertitude » selon le jury de l'épreuve.
Georges Bataille a produit deux versions du texte, l'une en français, l'autre en anglo-normand, suivies d'un glossaire et d'un index bibliographique.

La société des anciens textes français

 

La thèse de Georges Bataille lui a valu le second rang selon l'ordre du mérite, derrière son ami Robert Brun. Son travail a également été porté à l'attention du ministre de l'instruction publique. Il ne faisait aucun doute alors que sa thèse était susceptible d'être l'objet d'une publication.
C'est Colette Renié, collègue à l'Ecole des Chartes, à l'Ecole Pratique de Hautes Etudes, confidente et amie, qui conseilla à Bataille de s'inscrire et de se tourner vers la Société des Anciens Textes Français. Il en deviendra membre le 10 février 1922.
Elle confie en effet à Jean-Pierre le Boulet : 
« quant à la Société des Anciens Textes Français, c'est moi qui lui ai persuadé de s'y inscrire. A ce moment-là, j'étais très liée avec Henri Lemaître qui était secrétaire de la Société. J'ai dû arranger cela, espérant que la Société éditerait la thèse de Bataille. Mais à ce moment-là, la Société n'avait pas le sou et n'a pu envisager cette publication. »
Sa thèse soumise à la publication le 25 avril 1925, reçut de la commission de lecture un avis négatif le 13 novembre de la même année : 
« l'édition de l'Ordre de Chevalerie proposée par M. Bataille n'a pas paru, sous sa forme actuelle, pouvoir prendre place dans nos publications. L'avis de la commission de lecture (MM. Brunel, Jeanroy et Roques) est que le texte devra être complété par l'impression des versions en prose. »
Georges Bataille, à cette époque pourtant aussi éloigné qu'il était de l'idéal chevaleresque qu'il était, n'en décida pas moins, semble-t-il, de poursuivre son travail et de joindre aux versions en vers les versions en prose. C'est sans doute là le sens à donner au nouvel emprunt que Bataille fait à la BNF de la Chevalerie de Léon Gautier, du 29 décembre 1926 au 16 mars 1927. Selon toute vraisemblance, il abandonna définitivement ce projet après cela laissant le texte se perdre.

Ce premier refus, lourdement vécu, sera suivi d'un second, concernant la publication, un temps envisagée par Bataille, du Bérinus, texte sur la chevalerie plus proche de son comportement d'alors. Ces deux « échecs sinistres » conduiront, d'une part, Bataille à quitter la Société des Anciens Textes Français, d'autre part, à entamer une psychanalyse avec Adrien Borel.



L’ordre de Chevalerie


L’ordre de chevalerie est un conte anonyme en vers du XIIIe siècle présentant une anecdote inspirée et puisée dans diverses traditions et textes antérieurs relatant l’emprisonnement de chevaliers par Saladin, et l’adoubement de ce dernier par un tel chevalier. Ce conte raconte donc comment Saladin, par sa noblesse et son ascendant, obtint d’un chevalier qu’il avait fait prisonnier, Hugues de Tabarie, de se faire adouber. Celui-ci, réticent d’abord, finit par accepter. C'est l’occasion de présenter la symbolique qui entoure la cérémonie et le vêtement qu’endosse le chevalier, symbolique qui place le chevalier au carrefour de la foi, de la piété, de la religion, de la noblesse de cœur, du dévouement, de l’obligation morale de défendre la vie partout où elle est menacée. Double orientation et double sens de l’engagement que fait le chevalier qui ne sont pas sans impressionner Saladin, admirateur des vertus ainsi défendues.

On a vu que l'origine en est un passage de L'Epitre aux Ephésiens, source de nombreux commentaires, de nombreux sermons. Georges Bataille l'a découvert en lisant l'essai que Léon Gautier a consacré à la chevalerie. On a vu également qu'il rapproche ce texte de nombreux autres.
Geoffroy de Courlon, Chronique de l'abbaye de Saint-Pierre-le-Vif de Sens : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k361427/f511.image.r=saladin
Roy Temple House, l'Ordene de Chevalerie :http://archive.org/stream/lordenedechevale00hous#page/n5/mode/2up



Georges Bataille et la Chevalerie


Il peut paraître étrange, surprenant, presque incongru que Bataille choisisse comme sujet de thèse un texte qui, de son propre aveu, ne présente que très peu d’intérêt : « le poème, sans valeur littéraire, sans originalité, n’a d’autre intérêt que d’être un document ancien et curieux sur les idées chevaleresques et sur les rites de l’adoubement. »
Mais cette incongruité apparente n’apparaît que lorsqu’on essaye de mettre en rapport ce sujet de thèse avec l’ensemble de l’œuvre ultérieure et de ses thèmes les plus spectaculaires. Ceux que l’on connaît plus volontiers et en premier lieu. Eu égard à cette œuvre, cette thèse fait figure de simple friandise sujette à toutes les spéculations, vu que le texte ne nous est pas connu. Mais de Bataille, du Bataille tel qu'on se l'imagine, elle ne nous dirait rien.
C’est oublier que ne possédant pas le texte de sa thèse, il est impossible d’en juger, dans un sens comme de l’autre, et oublier surtout que vers la fin de sa vie, il travailla sur le Procès de Gilles de Rais, en offrant une longue et précise introduction, revenant aux thèmes médiévaux qui occupaient sa jeunesse, montrant ainsi, que malgré la diversité des sujets, des époques et des disciplines qu’il a traversés, son œuvre connaît une véritable cohérence et une unité profonde dans laquelle il convient d’inclure les deux textes de sa jeunesse : Notre-Dame de Rheims et le peu que l’on peut savoir, ou présager, du contenu de cette thèse.


A cette époque, Georges Bataille est épris de Moyen-âge, comme nous l’apprend André Masson, son condisciple, épris surtout des vertus chevaleresques, qui lui servent de modèle : « Il avait préparé le concours d'entrée dans l'état d'esprit du chevalier la veille de 1'  ‘’adoubement’’ » nous dit-il dans sa nécrologie. Ce qui laisse à penser que cet intérêt ne décrut pas pendant ses trois années à l’école des Chartes, puisque ce goût pour la chevalerie aboutit à la production d’un travail semble-t-il remarquable. Bien plus, cet intérêt est antérieur à l’entrée à l’école des Chartes : Notre-Dame de Rheims en est la preuve, par les premiers paragraphes qui le composent et le titre. Les lettres datant de 1918 à Jean-Gabriel manifestent également cet attrait pour les vertus chevaleresques, magnifiées, idéalisées, mises en balance avec cette désolation déplorable qu’était la grande guerre, cette boucherie à ciel ouvert. Son poème en vers libres sur Jérusalem exprimait aussi ces goûts et ces idées. On le sait, c’est ce goût pour le Moyen-âge, découvert dans l’ouvrage La Chevalerie de Léon Gautier, qui l’amena à préparer le concours d’entrée. C’est ce même goût qui décida Bataille pour son choix de thèse, choix qui est loin d’être si anecdotique puisque l’on voit aisément que ce Moyen-âge, ces valeurs, cette chevalerie, sont pour lui des outils de critiques de son époque et de la guerre, et le moyen déjà de donner en exemple et en modèle un des thèmes centraux de sa pensée : l’existence souveraine et la dépense somptuaire, exprimées ici par les guerres nobles et les croisades : 
« autrefois les hommes de la guerre vivaient de gloire et de pillage, leurs campagnes étaient pour eux le véritable champ d’exubérance de leur vie. Ô bon vieux temps ! »
(lettre du 14 mars 1918)
thèmes qui trouveront à s’exprimer parfaitement dans la figure de Gilles de Rais, dernier représentant de cette race de guerriers dont l’existence est toute entière présidée par cette souveraineté à laquelle rêvait déjà Bataille en 1918.

Gilles de Rais occupera ainsi Bataille par deux fois, bien après qu'il ait abandonné l'idée de publier sa thèse. D'abord, au travers d'une conférence donnée dans les années 50, puis de la publication plus tardive du Procès de Gilles de Rais en 1959. L'oeuvre de Bataille, entre ces deux extrêmes, et émaillées de références à la chevalerie, que ce soit dans les essais (Histoire de l'érotisme), dans des articles (la littérature française du Moyen-Âge, la morale chevaleresque et la passion) ou dans des récits (Ma Mère).




Sources


Michel Surya : la Mort à l’œuvre. Choix de Lettres
Georges Bataille : O.C. tomes I et XII.
Francis Marmande
 : Le Pur Bonheur, Georges Bataille.
Bibliothèque de l'école des chartes
. 1922, tome 83.
Jean-Pierre Le Bouler
 : Revue d'Histoire littéraire de la France 91e Année, No. 4/5, Jul. - Oct., 1991
André Masson
 : Georges Bataille. In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1964, tome 122. pp. 380-383.
Marina Gallietti :
RAPPORT DE M. GEORGES BATAILLE, élève à l'Ecole des Chartes, au sujet de ses travaux pendant son séjour à la MAISON DE L'INSTITUTDE FRANCE à LONDRES


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