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lundi 8 avril 2013

Ave caesar



« Il est parmi nous trop de douleurs et de ténèbres et toutes choses y grandissent dans une ombre de mort. ».
Georges Bataille, Notre-Dame de Rheims.



L’apocalypse Lointaine

En janvier 1916, Georges Bataille est mobilisé pour prendre une part active à la guerre en cours, et dans laquelle déjà son frère, Martial, combat. Seulement voilà, « le sort fit de [lui]—à 18 ans—qu’un soldat malade ». Insuffisance pulmonaire, le couperet tombe : impossible pour lui d’aller au front. Il reste donc une année dans un hôpital militaire, entre malades et blessés, attendant qu’un jour il puisse lui aussi faire cette guerre à laquelle il reste promis. Comme en sursis. Lisant les journaux, se désespérant de l’image du soldat qui y est montrée, de cette héroïsation, de cette valorisation du soldat, de cette mythification—voire de cette mystification—qui au poilu réel qui meurt dans les tranchées, au blessé, au mutilé qu’il côtoie directement, substitue le parangon des grandes valeurs et des grands principes de la France, tous ces grands mots qui ne viennent que mettre un voile pudique sur les boucheries insensées et bien les enrober afin de les donner à voir au public. Ce que l’on a appelé le « bourrage de crâne ».

Il semblait alors à Bataille que la vie du soldat, et plus encore sa mort, lui échappait, n’avait de sens pour personne, échappant à tous et à toute raison, n’étant plus qu’une dilapidation, un divertissement, pendant moderne du rôle tenu par les gladiateurs dans la Rome antique, course à la mort transformée en spectacle héroïque, masquant la réalité autrement plus brutale et indigne de ceux qui étaient ainsi sacrifiés : d’où le nom qu’il donna à l’ensemble de ses réflexions écrites au jour le jour au cours de cette période ; Ave Caesar.

« Ave Caesar, morituri te salutant », voilà en effet, selon les idées communément admises, ce que les gladiateurs disaient entrant dans l’arène :
 « ma vie comme celle des soldats parmi lesquels je vivais, me paraissait enfermée dans une sorte d’apocalypse lointaine et cependant présente entre les lits de l’hôpital. Dans cette vision, où le droit et la justice étaient des mots inertes, seule réglait la GUERRE, lourde, aveugle, elle-même, elle seule, exigeant du sang, comme le César assis dans les gradins »
(OC VII, p 524).
Il y a dans cette évocation quelque chose d'un martyr inéluctable mais en attente, auquel on ne peut que se résoudre et que l'on attend dans l'angoisse et l'incertitude. Il brûla assez tôt ces notes. Mais ce qu’il nous en dit, s’il ne nous éclaire que trop peu sur le contenu, nous dit certaines choses cruciales sur Bataille.

 

 

Le style de Bataille


Ses réflexions partent d’une vision qui peut paraître folle, mais qui n’est en fait qu’hallucinée ; elle n’a de la folie que l’apparence, puisqu’elle répond tout à fait rationnellement à une situation, un contexte, ou une réalité et la caractérise parfaitement. De plus, cette vision n’ouvre pas sur un délire qui l’éloignerait du monde concret, creusant un fossé entre ses idées et ses actions et la situation dans lesquelles elles se manifesteraient, mais à des réflexions qui prennent au contraire directement ce monde concret comme objet.
On ne peut que convenir que la situation dans laquelle il s’est trouvé s’apparente à une apocalypse qui fait long feu. Les images qui des années après seront source de ses réflexions et qui condenseront ses pensées seront plus hallucinées encore : l’œil pinéal renverra, écho grotesque au Paludes de Gide, à la nécessité pour l’homme de dépasser sa condition et de se hisser à l’idéal qui lui est donné par le monde qui l’entoure (le soleil surtout) ; le visage sacral (du sacrum), qui n’est autre que le sexe, comme pendant dégradé du visage, image qui trouve des échos innombrables dans la langue et la culture, et qui permet de représenter facilement son anthropologie et sa vision du monde, tendues entre d’un côté l’idéalisme et de l’autre le bas matérialisme.

On perçoit aussi, à travers cette présentation de la main de Bataille lui-même, le va-et-vient entre l’image hallucinée, la situation concrète dans laquelle il se trouve, et la réflexion générale, toutes trois s’enracinant dans l’expérience de l’auteur et la manière dont il en a été affecté, le tout souvent agrémenté de références à ses lectures (littéraires, scientifiques ou religieuses), ou à d’autres choses. Ce style qui sera le sien, si caractéristique, était donc peut-être déjà présent en germe en 1916, encore alourdi par la piètre qualité de sa plume d’alors, mais déjà là pourtant ; à condition bien entendu que le regard rétroactif que Bataille porte sur ses débuts avortés en littérature ne nous trompe pas sur la forme réelle et le sens de cet écrit dont il ne reste aucune autre trace que ce témoignage resté longtemps consigné dans une boîte et jamais publié de son vivant.


Sources

Georges Bataille : Œuvres Complètes VII.
Michel Surya : Choix de lettres

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