« Il
est parmi nous trop de douleurs et de ténèbres et toutes choses
y grandissent dans une ombre de mort. ».
Georges
Bataille, Notre-Dame de Rheims.
L’apocalypse
Lointaine
En
janvier 1916, Georges Bataille est mobilisé pour prendre une part
active à la guerre en cours, et dans laquelle déjà son frère,
Martial, combat. Seulement voilà, « le sort fit de [lui]—à
18 ans—qu’un soldat malade ». Insuffisance pulmonaire, le
couperet tombe : impossible pour lui d’aller au front. Il
reste donc une année dans un hôpital militaire, entre malades et
blessés, attendant qu’un jour il puisse lui aussi faire cette
guerre à laquelle il reste promis. Comme en sursis. Lisant les
journaux, se désespérant de l’image du soldat qui y est montrée,
de cette héroïsation, de cette valorisation du soldat, de cette
mythification—voire de cette mystification—qui au poilu réel qui
meurt dans les tranchées, au blessé, au mutilé qu’il côtoie
directement, substitue le parangon des grandes valeurs et des grands
principes de la France, tous ces grands mots qui ne viennent que
mettre un voile pudique sur les boucheries insensées et bien les
enrober afin de les donner à voir au public. Ce que l’on a appelé
le « bourrage de crâne ».
Il
semblait alors à Bataille que la vie du soldat, et plus encore sa
mort, lui échappait, n’avait de sens pour personne, échappant à
tous et à toute raison, n’étant plus qu’une dilapidation, un
divertissement, pendant moderne du rôle tenu par les gladiateurs
dans la Rome antique, course à la mort transformée en spectacle
héroïque, masquant la réalité autrement plus brutale et indigne de ceux qui étaient ainsi sacrifiés : d’où le nom qu’il donna à l’ensemble de
ses réflexions écrites au jour le jour au cours de cette période ;
Ave Caesar.
« Ave
Caesar, morituri te salutant », voilà en effet, selon les idées communément admises,
ce que les gladiateurs disaient entrant dans l’arène :
« ma vie comme celle des soldats parmi lesquels je vivais, me paraissait enfermée dans une sorte d’apocalypse lointaine et cependant présente entre les lits de l’hôpital. Dans cette vision, où le droit et la justice étaient des mots inertes, seule réglait la GUERRE, lourde, aveugle, elle-même, elle seule, exigeant du sang, comme le César assis dans les gradins »
(OC VII, p 524).
Il
y a dans cette évocation quelque chose d'un martyr inéluctable mais
en attente, auquel on ne peut que se résoudre et que l'on attend dans l'angoisse et l'incertitude. Il
brûla assez tôt ces notes. Mais ce qu’il nous en dit, s’il ne
nous éclaire que trop peu sur le contenu, nous dit certaines choses
cruciales sur Bataille.
Le style de Bataille
Ses
réflexions partent d’une vision qui peut paraître folle, mais qui
n’est en fait qu’hallucinée ; elle n’a de la folie que
l’apparence, puisqu’elle répond tout à fait rationnellement à
une situation, un contexte, ou une réalité et la caractérise
parfaitement. De plus, cette vision n’ouvre pas sur un délire qui
l’éloignerait du monde concret, creusant un fossé entre ses idées
et ses actions et la situation dans lesquelles elles se
manifesteraient, mais à des réflexions qui prennent au contraire
directement ce monde concret comme objet.
On
ne peut que convenir que la situation dans laquelle il s’est trouvé
s’apparente à une apocalypse qui fait long feu. Les images qui des
années après seront source de ses réflexions et qui condenseront
ses pensées seront plus hallucinées encore : l’œil pinéal
renverra, écho grotesque au Paludes
de Gide, à la nécessité pour l’homme de dépasser sa condition
et de se hisser à l’idéal qui lui est donné par le monde qui
l’entoure (le soleil surtout) ; le visage sacral (du sacrum),
qui n’est autre que le sexe, comme pendant dégradé du visage,
image qui trouve des échos innombrables dans la langue et la
culture, et qui permet de représenter facilement son anthropologie
et sa vision du monde, tendues entre d’un côté l’idéalisme et
de l’autre le bas
matérialisme.
On
perçoit aussi, à travers cette présentation de la main de Bataille
lui-même, le va-et-vient entre l’image hallucinée, la situation
concrète dans laquelle il se trouve, et la réflexion générale,
toutes trois s’enracinant dans l’expérience de l’auteur et la
manière dont il en a été affecté, le tout souvent agrémenté de
références à ses lectures (littéraires, scientifiques ou
religieuses), ou à d’autres choses. Ce style qui sera le sien, si
caractéristique, était donc peut-être déjà présent en germe en
1916, encore alourdi par la piètre qualité de sa plume d’alors,
mais déjà là pourtant ; à condition bien entendu que le
regard rétroactif que Bataille porte sur ses débuts avortés en
littérature ne nous trompe pas sur la forme réelle et le sens de
cet écrit dont il ne reste aucune autre trace que ce témoignage
resté longtemps consigné dans une boîte et jamais publié de son
vivant.
Sources
Georges Bataille : Œuvres Complètes VII.
Michel Surya : Choix
de lettres
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