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dimanche 28 avril 2013

Aréthuse

Décadrame de Syracuse en argent,
à l'effigie d'Aréthuse vers 400 av. J.C.
« A la sortie de l'École, il partit à la Casa Velasquez, puis entre au Cabinet des Médailles et ses premières publications de 1926 à 1928 correspondent exactement à ce que l'on pouvait attendre d'un chartiste, du type traditionnel, à qui l'on avait donné un poste de choix dans la grande maison de la rue Richelieu : ce sont trois articles, d'une haute tenue scientifique, dans la revue Aréthuse sur les Monnaies des grands Mogols au Cabinet des médailles, la Numismatique des Koushans Sassanides et les Monnaies vénitiennes de la collection Le Hardelaye. »
Masson André. Georges Bataille. In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1964, tome 122. pp. 380-383






ARETHUSE,
Monnaies & Médailles, Plaquettes, Sceaux, Gemmes gravées, Archéologie, Arts mineurs, Critique





PRESENTATION


Aréthuse était une revue trimestrielle d’art et d’archéologie publiée sous la direction de Jean Babelon et de Pierre d’Espezel, éditée chez Jules Florange, expert en monnaies et médailles, et rattachée au cabinet des médailles de la Bibliothèque Nationale où d’Espezel, Babelon et Georges Bataillent travaillent. 

Jean II Cotelle : Le bosquet de la fontaine de l'étoile
Alphée et Aréthuse qui paraissent dans le bassin
 Elle doit son nom à la nymphe et néréide Aréthuse, dont le Dieu Alphée tomba amoureux après qu’elle se soit baignée dans ses eaux. Transformée en fontaine par Artémis afin qu’elle puisse échapper à son prétendant, Alphée mêla ses eaux avec les siennes et l’emporta sur une île non loin de Syracuse.

Le premier numéro date d’octobre 1923. Georges Bataille commença d’y participer à partir de la troisième année, pour le numéro de juillet, et offrit sa dernière contribution pour le numéro du premier trimestre de l’année 1929. La revue s’arrêtera en 1930, et se poursuivra dans les années 1934-1935 sous un autre nom : Démareteion.





DIRECTION ET COLLABORATEURS

Pierre d’Espezel, sorti de l’école des Chartes, entre au cabinet des médailles de la Bibliothèque Nationale en 1919. Il s’y lie d’amitié avec Jean Babelon, qui dit de lui, écrivant sa nécrologie :
« En saluant sa mémoire me reviennent à l'esprit les liens qu'avaient formés entre nous des travaux entrepris en commun - notamment cette Aréthuse, qui était la revue du Cabinet des médailles et dont la publication a été malheureusement interrompue - et aussi le contact qui unit des fonctionnaires attachés au même établissement, au même département. »
Il entreprit le premier recensement et classement des pièces et médailles conservées dans les bibliothèques de province dès 1935.

Source : Babelon, Jean, « Nécrologie », BBF, 1959, n° 5, p. 250-251

Jean Babelon (1889-1978) fait ses études à l’école des Chartes et en sort en 1910. Sa thèse portait sur les moralités (La moralité de bien advisé et de mal advisé, précédé d’une étude sur les moralités en général). Il entre au cabinet des médailles en 1913 et y passera toute sa carrière, d’abord comme attaché-stagiaire, sous la direction de son père Ernest Babelon, ensuite en 1924, en tant que conservateur adjoint sous celle d’Adolphe Dieudonné, enfin en tant que directeur de 1937 1961. Il participera aussi à la revue Documents.


ARETHUSE ET GEORGES BATAILLE

Georges Bataille participe à cette revue en tant qu’employé du Cabinet des médailles, et fournit donc quelques articles et des notes sur la numismatique. Pendant longtemps, d’ailleurs, il ne sera connu qu’à travers elles. C’est pourtant moins lui qui parle dans les lignes de ces articles que sa fonction. C’est d’ailleurs plus à elle qu’à lui que font appel les directeurs de la revue avec qui il travaille au quotidien. On aurait tord de chercher à y voir d’avantage—à une exceptions près, certes timide : son article sur les monnaies des grands Mogols.

Pour Aréthuse, en effet, revue à laquelle il participe peu, il ne livre que quelques articles, pour l’essentiel de peu d’importance. 6 chroniques, dont trois très courtes en Avril 1928, deux articles écrits à l’occasion de nouvelles acquisition, dont un important, sur les monnaies des Koushans.
Il ne fournira, en trois ans, que deux articles importants : celui sur les monnaies Koushans et, surtout, celui sur les monnaies des grands Mogols, qui seul, timidement, semble laisser transparaître la personnalité et le style propre de Bataille à travers les vives descriptions de la vie des chefs Mogols qui y sont évoqués.



CONTENU DE LA REVUE (incomplet)


1923

Octobre :
Le portrait d'un magistrat romain sur une monnaie de Priène, par J. Babelon (9 pages)
L'école des médailleurs de Mantoue à la fin du XVe siècle, par G. F. Hill (10 pages)
Une statuette sassanide au musée du Louvre par H.-C. Gallois (6 pages)
Aréthuse : Réflexions à propos de la médaille de guerre (13 pages).
La Galerie d'Aréthuse : Ivoires faux fabriqués à Milan au début du XIXe siècle, par Eric Maclagan (3 pages)


1924

Janvier :
Médaillons d’or du trésor d’Arras. L’entrée de Constance Chlore à Londres en 296 après J.-C., Jean Babelon et A. Duquesnoy.

Avril :
Alexandre ou l’Afrique ? étude d’iconographique d’après les médailles et les pierres gravées.

Juillet :
Ernest Babelon, 1854-1924, par David Le Suffleur (28 p.).
La statue d'Athena en terre cuite de Rocca d'Aspromonte, par Salvatore Mirone (10 p.)
Deux plats sassanides du Musée de l'Ermitage, par Lefebvre des Noëttes (2 p.)


1925

Janvier :
Médailleurs contemporains : Marcel Dammann, Jean Babelon.

Avril :
Une Faustine à Rome, au milieu du XVIe siècle, par Adrien Blanchet (9 pages)
Epée à garde d'acier, ciselée de médaillons sur fonds d'or, par Ch. Buttin (6 pages)
L'aventureux art scythe, par Charles Vignier (6 pages)
Un tétradrachme arsacide inédit, par Marcel Dayet ( 5 pages)
Un fragment de vase sigillé gallo-romain, décoré d'un motif emprunté à une monnaie antique, par Olov Janse (2 pages)

Juillet :
La gravure en pierres fines contemporaine. Les cristaux gravés du professeur Drahonowsky, de Prague, Jean Babelon.

Octobre :
A propos d’une choppe d’honneur. Le compte palatin Jean Casimir (1542-1592), Jean Babelon


1926

Janvier :
Le médaillon de la Croix Byzantine au Musée chrétien de Brescia, par F. de Mély (10p)
L'influence de la sculpture et de la peinture sur les types monétaires de la Grande-Bretagne et de la Sicile au Ve siècle av. J.C. (II), par S. Mirone (18 p)
Camées français au Musée de Vienne, par Ernst Kris (6 p)
La monnaie de nécessité en Russie (1914-1923), par A. Lohmeyer (14 p)
A propos du médaillon d’Henri II attribué à Germain Pilon, par Jean Babelon
Médailleurs contemporains : Pierre Turin, par J. Babelon.


1927

Janvier :
Le médaillon de Mayence du Cabinet des médailles, par J. Babelon
La rénovation de la médaille frappée, par J. Babelon et P. d’Espezel

Juillet :
Monnaies historiques de la Sicile antique (suite et fin), par Salvatore Mirone (28 p)
Deux mouvements dans l'art byzantin du Xe siècle, par Hayford Peirce & Royall Tyler (8 p) Thomas Picquot et les portraits de Marin Bourgeoys (6 p)


1928

Janvier :
Les tessères consulaires ou tesserae nummulariae du Cabinet des médailles, par J. Babelon

Avril :
Cachets orientaux de la collection de Luynes, par L. Delaporte (25 p)
Les médailles de la Révolution française, par A. David Le Suffleur (11 pages)
Alexandre Charpentier portraitiste, par Henri Classens (7p)
Sceau d'Elisabeth, duchesse d'Orléans (1 page)

Octobre :
Note sur le classement chronologique des monnaies d'Athènes (séries avec noms de magistrats) par M. L. Kambanis (15 p)
La céramique archaïque de l'Islam, par H. C. Gallois (26 p)
Une statuette-portrait du Bas-Empire à la Bibliothèque Nationale, par C. Albizzati (5 p)
Médailles nouvelles, médailles hongroises, Médaillons d'ivoire de M. Carlos Morel


1929 :

Janvier :
Contribution à l'étude de la numismatique corinthienne, par Oscar E. Ravel (20 p)
La coupe de Marie Stuart au Cabinet des médailles, par J. Babelon (4p)
La trouvaille Scythe de Zoldhalompuszta, par le Dr. Nandor Fettich (3 p)
Notes sur les pierres gravées mexicaines à l'Exposition des Arts Anciens de l'Amérique, par Henri Classens (3 p)
Médailleurs étrangers : Yvo Kerdic, par William Chauncy Langdon (2 p)

Juillet :
Venus Lugens, par S. Ronzevalle (9 p)
Les arts mineurs en Suède à l'époque des Vikings, par Olov Janse (6 p)
La coupe de Marie Stuart au Cabinet des Médailles, par Jean Babelon (5 p)

Octobre :
L'oeuvre des graveurs Philippe et Salomon Abraham au Musée de l'Ermitage, par H Maximova (5p)
L'armure de Henri II Dauphin, par ch. Buttin (12 p)
Le Kollybos, par le Prince M. Soutzo (2 p.)
Le salon international de la médaille à la Monnaie, J. Babelon


1930 :

Avril :
Couvercle d'un tronc consacré à la déesse Atargatis, par Franz Cumont (4 p.)
Diva Julia Pia, par C. Albizzati (4 p)
Une trouvaille de monnaies antiques près du village de Reka-Devnia (Marcianopolis), par N. A Mouchmov (4 p.)
Auguste Verdet et la Glyptique en France à la fin du XIXe siècle, par Henri Classens (13 p)
Les médailles à l'Exposition romantique de la Bibliothèque Nationale, par Jean Babelon (7 p)

Octobre :
Dieux-fleuves, par Jean Babelon

vendredi 26 avril 2013

L'Ordre de Chevalerie

L'Ordre de Chevalerie, Etienne Barbazan
« M. Georges Bataille a rédigé aussi un bon mémoire, à la fois philologique et historique, sur un conte en vers du XIIIe siècle, bien connu et publié dès le XVIIIe siècle, l’Ordre de chevalerie. L'étude qu'il a consacrée aux sources historiques de ce poème a été particulièrement remarquée, et si le classement des huit manuscrits à l'aide desquels M. Bataille a établi le texte de ce poème peut prêter encore à quelque incertitude, nous sommes en droit d'attendre prochainement de lui une excellente édition de l'Ordre de chevalerie. ».
Bibliothèque de l'école des chartes. 1922, tome 83. pp. 235-244





La Thèse que Georges Bataille a présentée à l'école des Chartes a disparue, malgré le projet, pourtant presque assuré, d'une publication. On ne sait donc presque rien du travail qu'il a effectué ou du contenu de la thèse. Seules nous restent pour toutes traces, d'un côté la position de sa thèse, qui offre un résumé des différentes parties de son travail, de l'autre, une lettre envoyée depuis l'Angleterre présentant les résultats des recherches effectuées lors de son séjour à la Maison de L'institut de France à Londres.
Sources minces donc, qui n'autorisent aucune hypothèse.

Les recherches

 

Georges Bataille a effectué un travail immense de recherche et de compilation. Ce n'est pas moins de 8 manuscrits qu'il a étudiés, copiés et classés afin d'offrir une version, la plus définitive possible, du Poème de Hue de Tabarie, L'Ordre de Chevalerie. Le principal manuscrit duquel il est parti et à partir duquel il a établi le texte est le manuscrit français 25462 de la Bibliothèque Nationale. Outre celui-ci, il a étudié également deux manuscrits incomplets en Angleterre, à partir de manuscrits consultés au British Museum.
En 1920, de septembre à octobre, Georges Bataille se rend en effet à Londres pour étudier les manuscrits présents au British Museum susceptibles de lui servir pour sa thèse. Il réside à cette occasion à la Maison de l'Institut de France à Londres, édifice offert en 1919 par Edmond de Rothschild à l'Institut de France afin de faciliter les échanges et la recherche entre la France et l'Angleterre. Ce sera à cette occasion qu'il rencontrera Bergson et découvrira le « problème du rire ». Ce séjour sera aussi pour lui l'occasion de collecter d'autres textes à partir de manuscrits : La Chanson de Guillaume, Le Dit de l'Unicorne, le Roman des romans ainsi qu'un poème moral et une prière au Christ.
L'un des manuscrits étudiés mérite qu'on produise ce que Bataille en dit dans son Rapport : 
« Le ms. Harl. 4333, composé dans l'Est de la France, contient ce poème incomplet de la fin de la main d'un copiste qui a écrit plusieurs fragments de ce recueil. J'ai étudié la composition de ce ms. Tout entier. Il a dû appartenir à une communauté où plusieurs scribes y copièrent à l'occasion des contes moraux. Ces contes sont de ceux qui servaient d'exemple dans les sermons » 
constatation qui provoque l'étonnement de Bataille, qui se demande alors quel est le rapport entre « la composition d'un tel recueil » et la prédication.
La position de thèse ni ce rapport ne nous permettent de déterminer quelles ont été les 5 autres sources.


Le contenu de la thèse

 

La thèse porte sur un poème du XIIIe Siècle déjà bien connu. On en trouve de nombreuses versions, il « a été copié trois fois par des érudits au XVIIe siècle et édité deux fois au XVIIIe siècle », dont une en 1759 par Étienne Barbazan. Il avait de plus fait l'objet d'une publication récente en anglais : Roy Temple House, de l'université d'Oklahoma, en avait fait une édition en 1919 avec présentation, notes et bibliographie. La Thèse de Georges Bataille est en quelque sorte une réponse à cette dernière publication, qui ne lui paraît pas maniable.
sommaire de l'édition de R.T. House

M.R.T. House dans son premier chapitre utilise toutes les sources pour déterminer qui est le chevalier en question, de Hugues de Tabarie ou de Homfroi de Toron. Il présente ensuite l'origine de la chevalerie, la décrit brièvement et analyse dans un même chapitre les différents symboles présents dans le poème, qui apparaît être de la main d'un ecclésiastique (aucune mention faite de l'amour des femmes). Il revient ensuite sur l'origine, les influences notables (Celle de Chrétien de Troyes et évidente), l'auteur, les différentes versions et publications qui en ont été faites, qu'il commente rapidement. Il offre enfin, avant le texte et les notes, une liste des manuscrits et un grand ensemble de remarques sur la langue, origine géographique des mots, remarques grammaticales, précisions sur la prononciation.

Georges Bataille affirme œuvrer à partir de « principes différents ». Cela fait référence, sans doute, à la méthodologie suivie pour établir le texte, mais peut-être aussi, pour autant qu'on puisse en juger à partir de la position, à la manière de structurer la présentation. Dans un premier chapitre, qui semble être une présentation générale, il donne un résumé du texte et les principales informations nécessaires à le situer et à le comprendre. le texte est un poème en octosyllabes, dont les vers riment deux à deux, sans grand style ou inventivité, écrit au XIIIe siècle (« aux environs de 1245 ») par un ecclésiastique de langue picarde (« peut-être de la partie sud de la région picarde »).
Dans un second chapitre, il recense les 4 versions du récit de l'adoubement de Saladin, qu'il compare les unes aux autres. L'Itinirarium Ricardi de Richard de la Sainte-Trinité et la Chronique d'Ernould selon lesquels Saladin aurait été adoubé devant Alexandrie par Honfroy III du Toron en 1167 d'un côté, de l'autre l'Ordre de Chevalerie et une anecdote présente dans Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, par Geoffroy de Courlon, deux textes plus tardifs et similaires entre eux.
Le troisième consiste en une description du texte et de la symbolique du vêtement, qui trouve son origine dans l’Épître aux Éphésiens de Saint Paul, VI, 11-17 : 
« revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme devant les ruses du diable. Car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. C'est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans le mauvais jour, et tenir ferme après avoir tout surmonté. Tenez donc ferme : ayez à vos reins la vérité pour ceinture ; revêtez la cuirasse de la justice ; mettez à vos pieds le zèle que donne l’Évangile de paix ; prenez par-dessus tout cela le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin ; prenez aussi la casque du salut, et l'épée de l'Esprit, qui est la parole de Dieu. » 
Texte abondamment commenté, qui a servi de base à nombre de poèmes édifiants et de sermons, dont un sermon du XIIIe siècle sur Saint Martin attribué à Guiard de Laon, « à peu près identique à l'Ordre de Chevalerie ». Ce thème est de toute évidence un texte de prédication, destiné à être récité et à inciter aux vertus chrétiennes, et l'histoire qui l'exemplifie doit être tiré d'un livre de sermons. Il revient ainsi dans ce chapitre sur les origines du poème, pour en démontrer le caractère classique et dévoiler les sources qui ont servies à son auteur.
Le quatrième chapitre concerne l'utilisation du texte, destiné à être lu dans les églises, le cinquième l'idéal chevaleresque, entre bravoure et piété, déjà défini dans les œuvres de Chrétien de Troyes. Enfin, les deux derniers concernent la postérité de l’œuvre, qui normalement ne devrait pas différer de beaucoup de ce que House nous en dit dans son édition, ainsi que « l'établissement du texte », partie qui « prête encore à quelque incertitude » selon le jury de l'épreuve.
Georges Bataille a produit deux versions du texte, l'une en français, l'autre en anglo-normand, suivies d'un glossaire et d'un index bibliographique.

La société des anciens textes français

 

La thèse de Georges Bataille lui a valu le second rang selon l'ordre du mérite, derrière son ami Robert Brun. Son travail a également été porté à l'attention du ministre de l'instruction publique. Il ne faisait aucun doute alors que sa thèse était susceptible d'être l'objet d'une publication.
C'est Colette Renié, collègue à l'Ecole des Chartes, à l'Ecole Pratique de Hautes Etudes, confidente et amie, qui conseilla à Bataille de s'inscrire et de se tourner vers la Société des Anciens Textes Français. Il en deviendra membre le 10 février 1922.
Elle confie en effet à Jean-Pierre le Boulet : 
« quant à la Société des Anciens Textes Français, c'est moi qui lui ai persuadé de s'y inscrire. A ce moment-là, j'étais très liée avec Henri Lemaître qui était secrétaire de la Société. J'ai dû arranger cela, espérant que la Société éditerait la thèse de Bataille. Mais à ce moment-là, la Société n'avait pas le sou et n'a pu envisager cette publication. »
Sa thèse soumise à la publication le 25 avril 1925, reçut de la commission de lecture un avis négatif le 13 novembre de la même année : 
« l'édition de l'Ordre de Chevalerie proposée par M. Bataille n'a pas paru, sous sa forme actuelle, pouvoir prendre place dans nos publications. L'avis de la commission de lecture (MM. Brunel, Jeanroy et Roques) est que le texte devra être complété par l'impression des versions en prose. »
Georges Bataille, à cette époque pourtant aussi éloigné qu'il était de l'idéal chevaleresque qu'il était, n'en décida pas moins, semble-t-il, de poursuivre son travail et de joindre aux versions en vers les versions en prose. C'est sans doute là le sens à donner au nouvel emprunt que Bataille fait à la BNF de la Chevalerie de Léon Gautier, du 29 décembre 1926 au 16 mars 1927. Selon toute vraisemblance, il abandonna définitivement ce projet après cela laissant le texte se perdre.

Ce premier refus, lourdement vécu, sera suivi d'un second, concernant la publication, un temps envisagée par Bataille, du Bérinus, texte sur la chevalerie plus proche de son comportement d'alors. Ces deux « échecs sinistres » conduiront, d'une part, Bataille à quitter la Société des Anciens Textes Français, d'autre part, à entamer une psychanalyse avec Adrien Borel.



L’ordre de Chevalerie


L’ordre de chevalerie est un conte anonyme en vers du XIIIe siècle présentant une anecdote inspirée et puisée dans diverses traditions et textes antérieurs relatant l’emprisonnement de chevaliers par Saladin, et l’adoubement de ce dernier par un tel chevalier. Ce conte raconte donc comment Saladin, par sa noblesse et son ascendant, obtint d’un chevalier qu’il avait fait prisonnier, Hugues de Tabarie, de se faire adouber. Celui-ci, réticent d’abord, finit par accepter. C'est l’occasion de présenter la symbolique qui entoure la cérémonie et le vêtement qu’endosse le chevalier, symbolique qui place le chevalier au carrefour de la foi, de la piété, de la religion, de la noblesse de cœur, du dévouement, de l’obligation morale de défendre la vie partout où elle est menacée. Double orientation et double sens de l’engagement que fait le chevalier qui ne sont pas sans impressionner Saladin, admirateur des vertus ainsi défendues.

On a vu que l'origine en est un passage de L'Epitre aux Ephésiens, source de nombreux commentaires, de nombreux sermons. Georges Bataille l'a découvert en lisant l'essai que Léon Gautier a consacré à la chevalerie. On a vu également qu'il rapproche ce texte de nombreux autres.
Geoffroy de Courlon, Chronique de l'abbaye de Saint-Pierre-le-Vif de Sens : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k361427/f511.image.r=saladin
Roy Temple House, l'Ordene de Chevalerie :http://archive.org/stream/lordenedechevale00hous#page/n5/mode/2up



Georges Bataille et la Chevalerie


Il peut paraître étrange, surprenant, presque incongru que Bataille choisisse comme sujet de thèse un texte qui, de son propre aveu, ne présente que très peu d’intérêt : « le poème, sans valeur littéraire, sans originalité, n’a d’autre intérêt que d’être un document ancien et curieux sur les idées chevaleresques et sur les rites de l’adoubement. »
Mais cette incongruité apparente n’apparaît que lorsqu’on essaye de mettre en rapport ce sujet de thèse avec l’ensemble de l’œuvre ultérieure et de ses thèmes les plus spectaculaires. Ceux que l’on connaît plus volontiers et en premier lieu. Eu égard à cette œuvre, cette thèse fait figure de simple friandise sujette à toutes les spéculations, vu que le texte ne nous est pas connu. Mais de Bataille, du Bataille tel qu'on se l'imagine, elle ne nous dirait rien.
C’est oublier que ne possédant pas le texte de sa thèse, il est impossible d’en juger, dans un sens comme de l’autre, et oublier surtout que vers la fin de sa vie, il travailla sur le Procès de Gilles de Rais, en offrant une longue et précise introduction, revenant aux thèmes médiévaux qui occupaient sa jeunesse, montrant ainsi, que malgré la diversité des sujets, des époques et des disciplines qu’il a traversés, son œuvre connaît une véritable cohérence et une unité profonde dans laquelle il convient d’inclure les deux textes de sa jeunesse : Notre-Dame de Rheims et le peu que l’on peut savoir, ou présager, du contenu de cette thèse.


A cette époque, Georges Bataille est épris de Moyen-âge, comme nous l’apprend André Masson, son condisciple, épris surtout des vertus chevaleresques, qui lui servent de modèle : « Il avait préparé le concours d'entrée dans l'état d'esprit du chevalier la veille de 1'  ‘’adoubement’’ » nous dit-il dans sa nécrologie. Ce qui laisse à penser que cet intérêt ne décrut pas pendant ses trois années à l’école des Chartes, puisque ce goût pour la chevalerie aboutit à la production d’un travail semble-t-il remarquable. Bien plus, cet intérêt est antérieur à l’entrée à l’école des Chartes : Notre-Dame de Rheims en est la preuve, par les premiers paragraphes qui le composent et le titre. Les lettres datant de 1918 à Jean-Gabriel manifestent également cet attrait pour les vertus chevaleresques, magnifiées, idéalisées, mises en balance avec cette désolation déplorable qu’était la grande guerre, cette boucherie à ciel ouvert. Son poème en vers libres sur Jérusalem exprimait aussi ces goûts et ces idées. On le sait, c’est ce goût pour le Moyen-âge, découvert dans l’ouvrage La Chevalerie de Léon Gautier, qui l’amena à préparer le concours d’entrée. C’est ce même goût qui décida Bataille pour son choix de thèse, choix qui est loin d’être si anecdotique puisque l’on voit aisément que ce Moyen-âge, ces valeurs, cette chevalerie, sont pour lui des outils de critiques de son époque et de la guerre, et le moyen déjà de donner en exemple et en modèle un des thèmes centraux de sa pensée : l’existence souveraine et la dépense somptuaire, exprimées ici par les guerres nobles et les croisades : 
« autrefois les hommes de la guerre vivaient de gloire et de pillage, leurs campagnes étaient pour eux le véritable champ d’exubérance de leur vie. Ô bon vieux temps ! »
(lettre du 14 mars 1918)
thèmes qui trouveront à s’exprimer parfaitement dans la figure de Gilles de Rais, dernier représentant de cette race de guerriers dont l’existence est toute entière présidée par cette souveraineté à laquelle rêvait déjà Bataille en 1918.

Gilles de Rais occupera ainsi Bataille par deux fois, bien après qu'il ait abandonné l'idée de publier sa thèse. D'abord, au travers d'une conférence donnée dans les années 50, puis de la publication plus tardive du Procès de Gilles de Rais en 1959. L'oeuvre de Bataille, entre ces deux extrêmes, et émaillées de références à la chevalerie, que ce soit dans les essais (Histoire de l'érotisme), dans des articles (la littérature française du Moyen-Âge, la morale chevaleresque et la passion) ou dans des récits (Ma Mère).




Sources


Michel Surya : la Mort à l’œuvre. Choix de Lettres
Georges Bataille : O.C. tomes I et XII.
Francis Marmande
 : Le Pur Bonheur, Georges Bataille.
Bibliothèque de l'école des chartes
. 1922, tome 83.
Jean-Pierre Le Bouler
 : Revue d'Histoire littéraire de la France 91e Année, No. 4/5, Jul. - Oct., 1991
André Masson
 : Georges Bataille. In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1964, tome 122. pp. 380-383.
Marina Gallietti :
RAPPORT DE M. GEORGES BATAILLE, élève à l'Ecole des Chartes, au sujet de ses travaux pendant son séjour à la MAISON DE L'INSTITUTDE FRANCE à LONDRES


mardi 9 avril 2013

Une généalogie lourde

Georges Bataille voulut se marier avec la sœur de son ami d’enfance, Marie Delteil, et il semble que la seule raison à ce refus ne porte, non pas sur la personnalité de Georges, qui à l’époque n’était pas encore celui qu’il sera—il était alors en effet épris de religion, et sage—mais sur sa famille, sa généalogie plutôt, et les risques qu’elle faisait encourir à une éventuelle descendance.
En effet, il y a un cas avéré de consanguinité, éventuellement un deuxième (mais Michel Surya, dans sa biographie, considère cela douteux et penche plutôt pour une simple homonymie). Mais ce qui très certainement a pesé le plus lourdement est la maladie du père ; le fait que Georges Bataille ait été conçu par un père déjà fortement atteint par la syphilis ne pouvait en effet que laisser craindre le pire.

Le plus étonnant dans ce refus est que Georges donne raison aux parents de Marie et se range de leur avis. Il s’attriste, se désespère même (« je me serais tué assez volontiers » avoue-t-il dans sa lettre du 29 octobre 1919) mais il ne se révolte ni ne s’indigne. Il s’en étonne encore moins : il sait en effet « ce que son mariage peut avoir d’inconvénients, c'est-à-dire que peut-être, il a plus qu’un autre des chances d’avoir un enfant malsain ; et [il] trouve assez juste qu’on l’écarte » seulement, reproche-t-il, « il fallait le faire un peu plus tôt », avant que les deux enfants ne se lient ensemble par un amour réciproque et nourri par l’espoir d’une union autorisée et possible.

Cette union avec Marie Delteil était à plus d’un titre importante pour Georges Bataille. Déjà parce qu’il l’aimait. Mais plus important parce qu’en été 1919, ayant vu l’échec de ses espoirs religieux et ne pouvant se résoudre à une vie tout à fait profane, il voyait en cette union avec la sœur de son ami une voie médiane qui lui aurait permis de vivre malgré tout selon ses principes religieux. La dernière qui lui permettait encore de se raccrocher à son désir de vie pieuse. Il annonce ce projet de mariage comme un « tiède idéal de vie familiale—chrétienne certes—mais encore pleine de jouissances terrestres aussi médiocres qu’honnêtes » dans sa lettre du 10 janvier 1918. On sait que Bataille déjà à l’époque a un caractère absolu, et qu’il ne supporte ni ce qui est tiède, ni ce qui ressemble de près ou de loin à un compromis avec ses aspirations les plus hautes. Il ne se plie à cette conciliation pleine de promesses que contraint par la force des choses et par la « faiblesse de son caractère » qui lui fermait les portes de la vie monacale.
En effet, incapable de se libérer entièrement des désirs de la chair qui le préoccupaient et l’angoissaient, mais en même temps incapable d’y souscrire et de les accepter platement comme simple dimension banale de l’existence terrestre, il voyait dans ce projet de mariage une échappatoire vers laquelle il pouvait tendre toute sa volonté. Cette union lui promettait d’une part de sauver à ses yeux une croyance religieuse qui, on peut le croire, était fortement ébranlée depuis son séminaire à la Barde, et de l’autre de le prévenir de tomber à nouveau par lâcheté dans les faiblesses du corps et de ses plaisirs fades. C’était, on le voit, un idéal compensatoire qui l’aurait consolé de l’ancien, seul vrai, dont il aurait su se contenter, et dont l’échec, s’ajoutant aux autres, a très certainement joué son rôle dans le changement d’attitude qui sera le sien à son retour d’Espagne.

lundi 8 avril 2013

Rencontre avec Bergson


Le philosophe Henri Bergson
Au début du XXe siècle, la philosophie française portait un nom : Henri Bergson, et ce nom bénéficiait d’un prestige rare et rayonnait en France, évidemment, mais dans toute l’Europe aussi et même jusqu’aux Etats-Unis, où le philosophe vint donner plusieurs conférences. En 1912, un journal Londonien évoque la redécouverte de l’esprit par Henri Bergson comme un des grands événements marquants de cette année-là.

Ce qui est pour le moins surprenant quand on sait que cet homme qui incarnait le mieux l’esprit français était en fait un anglais : né à Londres d’une mère anglaise et d’un père juif, il vécu ses premières années outre-manche et ne vint en France qu’à partir de ses neuf ans en tant qu’étudiant étranger. Il n’en reste pas moins qu’il fut, en ce début de siècle, celui qui œuvra le plus au renom de la philosophie française, de par son œuvre et les nombreuses conférences qu’il donna à l’étranger jusque tard dans sa vie, et ce souvent au détriment de ses recherches.



La rencontre entre Bataille et Bergson


La rencontre avec le philosophe Henri Bergson n’apparaît que deux fois dans l’œuvre considérable de Georges Bataille. Il revient sur cet événement important à deux reprises : la première fois, sèche, méchante, ironique, dans l’Expérience Intérieure.  Il y revient plus longuement dans une conférence de 1953 : Non-savoir, rire et larmes, occasion pour lui d’entrer plus dans les détails de cette rencontre, d’en montrer l’importance et de rendre justice à Bergson, qu’il avait quelque peu égratigné dans son essai. Mais, sans doute faut-il le dire tout de suite : si le nom du grand philosophe n’apparaît que très peu dans l’œuvre de Bataille, son influence jette son ombre de fantôme refoulé sur presque toute l’étendue de son œuvre. Non pas que Bataille soit Bergsonien, ou qu’il y ait une stricte équivalence des concepts chez les deux auteurs, loin de là, mais on peut déceler sans trop de contorsions une possible origine bergsonienne pour de nombreuses vues et intuitions de Georges Bataille. Cela n’est pas étonnant, et les raisons peuvent en être données tout de suite :
_d’abord l’influence d’une découverte initiale qui l’a fait entrer en philosophie, avant Hegel et même avant Nietzsche, et au moins aussi importante que celle de ces deux auteurs dont le nom revient plus volontiers dans la bouche de Bataille pour leur valeur autant que pour l’aura sulfureuse dont ces philosophes allemands jouissaient à l’époque. Bergson est l’homme qui a mis la pensée de Bataille en mouvement en lui en donnant son centre, son axe de rotation : le rire. Ce rire, il a pu le retrouver chez Nietzsche, mais ce rire avant tout est mis en lumière par Bergson.
_ensuite parce que la pensée en France, c’était Bergson, et que c’est le penseur auquel tous se réfèrent, sur qui tous se basent, celui qui a le mieux « capturé l’imagination de ses contemporains ». Bataille, pensant à cette époque, ne pouvait qu’être influencé par la pensée et l’œuvre de Bergson, parce qu’il ne pouvait qu’en être ainsi. Sans doute cette influence est inconsciente, n’est-elle qu’une fatalité contingente. Lourde de conséquences malgré tout.





Les textes


L’Expérience Intérieure (O.C. V, p 80) :

«… le rire était révélation, ouvrait le fond des choses. Je dirai l’occasion d’où ce rire est sorti : j’étais à Londres (en 1920) et devais me trouver à table avec Bergson ; je n’avais alors rien lu de lui (ni d’ailleurs, peu s’en faut, d’autres philosophes) ; j’eus cette curiosité, me trouvant au British Museum je demandais le Rire (le plus court de ses livres) ; la lecture m’irrita, la théorie me sembla courte (là-dessus le personnage me déçut : ce petit homme prudent, philosophe ! ) mais la question, le sens demeuré caché du rire, fut dès lors à mes yeux la question clé (liée au rire heureux, intime, dont je vis sur le coup que j’étais possédé), l’énigme qu’à tout prix je résoudrai (qui, résolue, d’elle-même résoudrait tout). »

Non-savoir, rire et larmes (O.C. VIII, pp 220-221) :

« … à Londres, j’ai été reçu dans une maison où l’on recevait également Bergson.
[…] j’avais bien lu quelques pages de Bergson, mais j’ai eu la réaction très simple que l’on peut avoir à l’idée que l’on va rencontrer un grand philosophe, on est embarrassé de ne rien connaître, ou presque rien, de sa philosophie. Alors, comme je l’ai d’ailleurs dit dans un de mes livres, mais je voudrais le raconter ici de façon un peu plus précise, je suis allé au British Museum, et j’ai lu Le Rire de Bergson.
Ce n’est pas une lecture qui m’a beaucoup satisfait, mais elle m’a tout de même fortement intéressé. Et je n’ai pas cessé, dans mes diverses considérations sur le rire, de me référer à cette théorie, qui me paraît tout de même l’une des plus profondes que l’on ait développées.
J’ai donc lu ce petit livre, qui m’a passionné pour d’autres raisons que le contenu qu’il développait. Ce qui m’a passionné à ce moment-là, c’est la possibilité de réfléchir sur le rire, la possibilité de faire du rire l’objet d’une réflexion. Je voulais de plus en plus approfondir cette réflexion, m’éloigner de ce que j’avais pu retenir du livre de Bergson, mais elle a pris tout d’abord cette tendance, que j’ai cherché à vous représenter, à être en même temps une expérience et une réflexion. »

Souvenirs sur Bergson et Chestov (O.C. VIII, pp 562-563) :

« Mon seul contact avec la philosophie reconnue fut à cette époque (en 1920) la rencontre à Londres, où je faisais des recherches au British Museum, d’Henri Bergson. Prévenu d’avance, je lus Le Rire qui, de même que la personne du philosophe, me déçut (j’avais dès cette époque un esprit outrancier). Mais le problème du rire me parut sans discussion le fondement. […]  La pensée sans le rire me parut mutilée, le rire sans la pensée était réduit à cette insignifiance qui lui est communément accordée, et que Bergson avait bien pauvrement décrite. Dès lors, dans mon esprit, rire, n’étant plus limité au minable comique de Bergson, équivalait à Dieu sur le plan de l’expérience vécue. »



Les faits


Le 23 mai 1920, Georges Bataille envoie une lettre de candidature à la maison de l’Institut de France à Londres, fondée à l’initiative de la Fondation Edmond de Rothschild en 1919. C’est grâce à cette structure qu’il peut aller faire des recherches de septembre à octobre sur les trois manuscrits de l’Ordene de Chevalerie présents au British Museum, et qu’il a l’occasion d’y lire la Chanson de Guillaume, qui venait d’être découverte.
Henri Bergson était anglais de naissance, et il était de plus régulièrement invité en Angleterre par les universités afin d’y donner des conférences. C’est d’ailleurs certainement à l’occasion d’une telle invitation que Bataille fut amené à le rencontrer : en septembre eut lieu à Oxford un congrès de philosophie. Ce dernier n’était pas aussi important que les Congrès internationaux de philosophie lancés dès 1900, et qui se seraient déroulés tous les quatre ans à partir de là s’il n’y avait eu la guerre, mais il accueillit néanmoins les grands noms de la philosophie anglo-saxonne et française : Russell, Whitehead, Bergson et Mauss en tête. Il n’était pas rare que Bergson soit ainsi invité à de grands événements universitaires, il répondait favorablement aussi souvent que possible. Ainsi :
Mai 1911 : doctorat des sciences honoris causa de l’université d’Oxford, et invitation par l’université de Birmingham
Octobre 1911 : invitation par l’université de Londres et le college university
1913 : conférences aux Etats-Unis aux universités de Columbia, Princeton, Harvard.
Avril 1914 : invitation aux Gifford lectures de l’université d’Edimbourg

Il faudrait aussi y ajouter les Congrès internationaux de Philosophie et les invitations que Bergson dût décliner après la fin de la première guerre mondiale. Bergson était heureux d’être ainsi invité et de pouvoir participer au rayonnement et à l’exportation de la philosophie française, malgré l’entrave que cela représente pour ses propres travaux : mais c’était là un fait nouveau, et remarquable, et il ne pouvait pas se soustraire à l’honneur qui lui était fait. Il vint donc en Angleterre en septembre 1920, et fit sans doute un passage à la maison léguée  par la Fondation Rothschild à l’institut de France, où Bataille séjournait alors, comme il est dit dans le texte de sa conférence de 1953. Georges Bataille a passé un baccalauréat philosophie, mais ne possède que des rudiments sur la pensée de Bergson, et embarrassé à l’idée de rencontrer un savant sans rien connaître de son œuvre, il décide, en vitesse, de combler cette lacune. Il dit non sans humour s’être jeté sur son livre le plus court : Le Rire. Le premier jugement qu’il en donne est conforme à ce que l’on peut attendre de ce personnage angoissé, ironique, cinglant, vif, entier dans ses jugements, qu’est Bataille à l’époque de l’Expérience Intérieure. Bergson le déçoit autant que son livre. Mais aussi emporté que soit ce témoignage, il n’en est pas moins vrai, et, plus soucieux d’exactitude et de détails, le Bataille de la conférence plus tardive ne dit rien d’autre que ce qui est déjà dit dans l’essai. Seulement, il le dit autrement.




Le problème du rire


Cet essai de Bergson déçoit profondément Bataille. « La lecture l’irrita, la théorie lui sembla courte », il en sortit insatisfait. Pour dire les choses simplement, cette découverte de la pensée de Bergson, cette première approche de son œuvre, est désastreuse. Pourtant, ce court essai passionne Bataille, non pas tellement pour ce qu’il dit que par ce qu’il permet d’entrevoir : « la possibilité de réfléchir sur le rire, la possibilité de faire du rire l’objet d’une réflexion ». Par cette lecture le rire se donne à Bataille comme un objet digne de recherche et même comme un objet d’un insigne intérêt : c’est à ses yeux la question centrale et première de la philosophie, la clé qui permettra de résoudre toutes les autres. Ce n’est là qu’une intuition, presque une fulgurance. Aucun raisonnement ne pourrait prouver ou même justifier à quelque degré que ce soit la place que Bataille lui confère soudainement après avoir lu ce livre de Bergson, mais il en va ainsi de tout début en philosophie, justifier cela du reste ne présenterait aucun intérêt. Ce qui importe est de voir ce que Bataille a entrevu dans ce rire et comment le rire permet de défricher toute une partie de son œuvre et de mettre en lumière l’influence que Bergson a eu sur lui.

Dans Le Rire, le rire est un rire moral, utile, qui naît dans une communauté complice au détriment d’un autre, qui en est exclu pour cela même qui le distingue et le met à l’écart du groupe : que ce soit à cause du « mécanique plaqué sur du vivant », à cause de ses manières d’être, de s’habiller, de parler, de penser, etc, peu importe, mais il y a quelque chose qui ne va pas et on compte sur le rire pour le corriger. C’est que le livre porte un nom trompeur : loin d’essayer d’épuiser les significations du rire et les différents types de rire, Bergson se contente de parler du genre comique, que ce soit sur une scène ou dans la rue. Le rire de Bergson ne tient que lorsque quelqu’un se montre ridicule et fait rire. Mais c’est là ne parler que du rire le plus trivial, et, autant le dire tout de suite, ce n’est pas le rire dont Bataille était agité. C’est de l’expérience de ce rire plus profond, plus intime, qu’il va partir. Mais parlant d’un rire tout autre que celui dont nous parle Bergson, il va, étrangement, retomber sur le philosophe.

La souveraineté chez Bataille est assurément un nœud d’expériences et d’influences diverses, qu’il serait bien malheureux de réduire au seul et unique nom de Hegel.
L’opération souveraine peut d’ailleurs être traduite en concepts Bergsoniens et retrouvée dans son œuvre, comme nous le fait si bien remarquer J.F. Fourny dans son article « Bataille et Bergson ». Bataille revient souvent à cette idée d’un désir profond de l’homme d’en revenir à une continuité entre les êtres, perdue pour lui, mais qu’il s’efforce de reproduire par des détours : ne pouvant plus vivre comme les êtres unicellulaires dont nous sommes issus, nous ne retrouvons que par moments cette unité essentielle et primitive, à travers l’érotisme, la violence aveugle, le sacrifice, le rire, les larmes, la mort et, d’une manière générale, toute opération qui dissout en nous la précellence d’un moi en tout conforme aux besoins et attentes de la société, laissant éclater au grand jour un moi « souterrain » autant que souverain. Cette opération souveraine présuppose une dualité en l’homme entre un moi utile et de surface, figé dans son devoir et ses automatismes, et un moi plus profond, libre, mais le plus souvent nié, enfoui, et tapi dans l’ombre comme une bête fauve et prête à surgir, et recoupe peu ou prou la critique du langage et ses insuffisances. Les mots sont en effet des outils, et ils ne renvoient qu’à ce qui est utile dans les choses qu’ils désignent : dans le concept de chaise, nulle référence à la matière ou à la forme, juste à l’utilité. Il en va ainsi pour tous les mots, et pourtant, les réalités sur lesquelles ils portent ne peuvent se résumer à cette utilité : même un banquier a un moi profond que n’exprime pas sa fonction. De plus, cette réalité est un tout continu et unifié parcouru de failles et de différences que pour notre esprit qui la considère et s’en trouve exclu. En l’homme aussi il y a cette impossible application des mots routiniers, l’homme étant une pure continuité d’états se fondant les uns dans les autres, sans limites fixes entre eux, et les mots font violence à cette intériorité en la figeant dans des mots qui, aussi vastes soient-ils, brisent cette continuité et ne gardent de nos différents états que leur moments saillants, évidents, évacuant toute subtilité : amour, douleur, joie, hilarité, envie, etc, ont-ils vraiment leur équivalent en nous ? Ces mots routiniers, un homme seul a le talent et l’audace de les pervertir pour leur faire dire le refoulé du langage : c’est l’artiste, l’écrivain, qui usant des mêmes mots que nous arrive à leur faire dire des choses plus profondes, à nous révéler ce qui se joue en nous. Mais là encore, ces mots prodigieux sont moins définitions qu’évocation, et ne peuvent rien nous apprendre, mais juste réveiller en nous une conscience plus claire de ce que nous avons vécu et traversé. En un mot : notre expérience. C’est ce but là que se donne Bataille avec l’essentiel de ses textes, L’expérience Intérieure en tête.
L’opération souveraine peut être rapprochée de l’acte libre, qui présupposent tous deux un moi utile soumis aux impératifs sociaux et un moi plus profond qui peut-être résumé à une continuité, à l’exception près que chez Bataille, cette continuité n’est elle-même qu’une discontinuité recherchant à refonder avec ses semblables une unité primitive et perdue, à travers cette communauté convulsive qu’est l’ensemble des rieurs ou le couple des amants. Ces couples continuité/discontinuité, utilité/souveraineté, fondent en partie la critique du langage, commune aux deux auteurs.
J.F. Fourny fait d’autres rapprochements entre les deux penseurs, moins convaincants, rapprochant la morale de Bergson, divisée en statique et en dynamique, à celle de Bataille, entre sommets et déclins, et à ses concepts d’homogène et d’hétérogène, qui ont bien plus sûrement leurs sources chez Nietzsche et la sociologie que chez Bergson. Je ne nie pas la possible analogie, mais un lien direct est certainement douteux et on ne peut postuler un bergsonisme de Bataille en se basant sur ces rapprochements. On ne peut que reconnaître une convergence de leur pensée sur certains points, reconnaître le rôle de point de départ qu’a joué Bergson, mais il serait hasardeux d’aller plus loin.




Sources


Georges Bataille : O.C. V (L’expérience Intérieure), O.C. VIII (Conférences), éditions Gallimard
Georges Bataille : Romans et Récits, Chronologie, éditions Pléiade.
Michel Surya : La Mort à l’œuvre, éditions Seghier

Jean-François Fourny : Bataille et Bergson, Revue d’Histoire Littéraire de la France, 91e année, n°4-5, p 704
Fred Dervin, « Bergson, précurseur des mobilités académiques contemporaines ? », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 6 | 2010. URL : http://framespa.revues.org/589
Rapport de M. Georges Bataille, élève de l’École de Chartes, au sujet de ses travaux pendant son séjour à la Maison de l’Institut de France à Londres, texte établi par Marina Galletti, Cahiers de littérature française III, Le texte cruel (dirigé par Franca Franchi), Juin 2006

- Maison de l'institut de France à Londres. À noter : lettre de candidature de Georges Bataille du 23 mai 1920 et rapport de Georges Bataille sur ses travaux, s. d. [1920].

Le voyage en espagne

La mort de Granero

« Etant à Madrid pour faire de l’eau et non pour demeurer à Madrid, je commence à pressentir une Espagne pleine de violence et de somptuosité, ce qui est un fort agréable pressentiment. »
Georges Bataille, Choix de Lettres.





La Sortie de Thèse et la Mission Scientifique

Sorti second de l’école des Chartes en février 1922, il se vit offrir, comme cela est de coutume, un séjour en Espagne à l’école des hautes études hispaniques (aujourd’hui : casa de Vélasquez) en mission scientifique. Il consacra ce séjour à l’étude des manuscrits français du Moyen-âge conservés dans les bibliothèques espagnoles à la demande du directeur de l’école des Chartes, Maurice Prou. Il ne restera en Espagne que cinq mois, période trop courte prise entre sa soutenance de thèse (période du 30 janvier au 1er février 1922) et son admission à la Bibliothèque Nationale en tant que bibliothécaire-stagiaire le 10 Juin 1922, ce qui mit un terme à son séjour obligatoire qui aurait dû normalement durer huit mois.

Il y étudiera une trentaine de manuscrits français du Moyen-âge, dont quinze minutieusement dans la seule bibliothèque nationale de Madrid, y découvrant 6 manuscrits non encore signalés. Il s’est également rendu dans des bibliothèques à Tolède (bibliothèque du Chapitre) et à Séville (la Colombine). Les manuscrits qu’il y découvre sont pour l’essentiel connus, et il commettra de plus quelques impers dans ses recherches (il laissera cependant un très bon souvenir à l’école des hautes études hispaniques) qui lui ont peut-être coûté la place au département des manuscrits de la BNF.
Du point de vue de ses recherches, ce qui mérite de retenir l’attention et qui éclaire Bataille non comme chartiste ; il semble qu’il se soit montré travailleur, volontaire et efficace (ses erreurs sont aussi dues à des erreurs commises par ceux qui l’on précédés dans l’étude des manuscrits qu’il a recensés dans les diverses bibliothèques espagnoles), de la même tenue donc que lorsqu’il était sur les bancs de l’école, mais comme individu, sont le fait qu’il ait recopié un manuscrit de type religieux, un mystère, qu’il ait aidé dans l’étude d’une cathédrale et qu’il semble qu’il ait voulu, de son côté et pour la suite, étudier plus en avant la vie et l’œuvre de l’archevêque qui commandita la construction de la cathédrale en question.

Le manuscrit que recopie Bataille à Séville est un manuscrit provençal du XIIIe siècle : Aisso se apela VEspozalizi de nostra Dona Sancta Maria Verges e de josep, c’est un conte dialogué destiné à être joué sur les parvis d’églises. Il montre son intérêt, encore d’actualité alors, pour la religion, mais aussi sans doute, comme cela était le cas pour La Cantilène de Sainte Eulalie et Le Latin Mystique, pour les formes baroques du français moyenâgeux.

Il étudie aussi, pour le compte d’Elie Lambert, la cathédrale Tolédane, et ses recherches donneront lieu à deux chapitres dans le livre de ce dernier, sobrement intitulé Tolède, et dans lequel le jeune chartiste ne sera pas crédité. Georges Bataille effectuera, en compagnie du professeur agrégé des observations de terrain, mais surtout des recherches documentaires dans les bibliothèques, concernant la construction du bâtiment, dates, et livres de comptes. Cela l’amène à s’intéresser à l’archevêque Rodrigo Jiménez de Rada, archevêque du XIIIe siècle, sur lequel alors il n’existe aucune étude complète. C’est peut-être pour ces recherches qu’il émettra dans ses lettres d’alors le souhait de se rendre au Maroc, à Rabat ou à Fez, l’archevêque y ayant envoyé des missions.

La Découverte de l’Espagne


Georges Bataille ne fera aucune mention de ces recherches, présentées ici trop succinctement, à son ami de l’époque Alfred Métraux, si bien que ce dernier considérera longtemps que cette mission à l’école des hautes études hispaniques était pour lui le prétexte à une découverte de l’Espagne, le prétexte à un voyage personnel qui seul aurait été important aux yeux de Bataille.
On sait qu’il n’en fut rien, les appréciations dont fait mention Jean-Pierre le Boulet le montrent bien. Même, au départ, le voyage de Bataille semble lui être à charge : 
« il est à présent absolument certain que je suis à Madrid, et non comme tu pourrais le penser ou dans l’enthousiasme ou dans la désolation, mais dans cet état mixte qui est caractérisé par le fait qu’il ne comporte ni enthousiasme, ni désolation. D’ailleurs, cet état est parfaitement désagréable, comme il est évident. Il provient de ce qu’à aucun moment de la journée je n’éprouve le plus minime plaisir à apercevoir le visage de quelqu’un. »
Et, à peine plus loin dans la même lettre :
« on ne pleure jamais faute de rire et toutefois on souffre. »

Il semble donc que dans un premier temps, Bataille se soit senti seul, sans joie, entouré d’inconnus, sans amis, sans pouvoir se projeter le moins du monde dans ceux qui l’entourent, sans toutefois que cette solitude soit plus qu’un simple ressenti. Replié sur lui, sans doute indifférent au pays dans lequel il se trouve, il commence à écrire un roman, un peu dans le style de Proust, style qui s’impose à lui, et s’invente des méthodes de rêve, pour se plonger scientifiquement dans diverses rêvasseries, et ce dans toutes les situations possibles, surtout, donc, les moins propices à la rêverie. Michel Surya a raison de mettre cette méthode (du moins celle dont Bataille fait part à sa cousine et confidente), en parallèle avec les pratiques surréalistes et les exigences de Nietzsche, toutes inconnues encore de Bataille.

Cependant, Bataille s’ouvre peu à peu à l’Espagne, il le dit : il y est pour « faire de l’eau », c'est-à-dire, comme il le dira dans une autre lettre encore, à « accumuler des réserves » pour accomplir les projets qu’il envisage plus ou moins sérieusement (de tous les voyages évoqués, en orient ou au Maroc, il n’en fera aucun). Il n’y est en aucun cas pour y rester et faire carrière. Cela peut-être l’amène à adopter une attitude moins contrainte, plus libre, et à plus profiter de son séjour et des opportunités qui se présentent à lui. Ainsi, Bataille se rend sensible à « une Espagne pleine de violence et de somptuosité »,  violence et somptuosité qu’il décèle en chaque chose : le voyage en train entre Miranda et Valladolid est une « marche héroïque », une danseuse qu’il va voir plusieurs soirs est une « panthère » (animal somptueux et violent) dont le corps est « nerveux et violent », l’épée et la robe de Boabdil vues dans un musée prennent vie devant ses yeux, et les expressions qu’il emploie en abondance restent dans ce champ lexical : « fracassent ; prestigieuses ; mille et une nuits ; riches de violence et de luxe ; bigarrures entièrement fulgurantes », les paysages quant à eux sont « chaotique », « déchiquetées » et les sons de cloches de l’Escurial aussi, et le soleil surtout, qu’il compare à une « monstrance de style baroque ».
Mais cette aura de somptuosité et de violence qu’ont toutes les choses et tous les lieux, tous les êtres aussi, ne se contentent pas de s’offrir en spectacle à un observateur indifférent. Elles lui communiquent au contraire leur nature. Ainsi la danseuse semble propre à « mettre le feu dans un lit » de manière « ravageante », de communiquer sa transe, l’épée et la robe amènent « à se briser soi-même » par leurs « bigarrures entièrement fulgurantes ». Même le son violent des cloches de l’Escurial excite et véhicule de fortes passions : « on se sent ivre et, avec une âpre inquiétude, bizarrement exalté », bien que l’Escurial lui-même, un monastère là encore, soit froid au milieu de toute cette extravagance. Ce « considérable tombeau » vient tempérer l’effet de ces sons de cloches intempestifs et violents, qui retombant sur la massive construction, « exhalent » une « simple et cléricale grandeur ». Pour s’en défaire, replonger dans cette Espagne de dérèglement entrevu, il offre là aussi des méthodes, méthode de rêve, sans doute, qui ouvre à une image saisissante : pour « vaincre les impressions brutales de ce lieu », on peut respirer « le parfum de certaines lavandes fort épicées », parfum si acide du reste, qu’on peut imaginer le sentant « que toute chose y a le caractère accusé d’une tenaille d’inquisition » et le corps y « réagit sans cesse aussi violemment que contracté par les pinces d’une véritable tenaille. »

Ce passage de la lettre met en évidence les contradictions dans lesquelles vit Bataille en Espagne, et dont il se délecte : « je rêve de passer ma vie en de semblables contradictions renouvelées à l’infini », contradictions entre une volonté d’agitation, de vibrer au diapason de cette Espagne exubérante, de se laisser gagner par cette violence, et une volonté de repos, de solennité, de religieux, en un mot, contradiction entre une soif de vie et une soif de Dieu.

Riche en émotions, son séjour semble aussi être riche en expériences et en lieux visités. Les informations quant à la « géographie » de ce séjour sont moins abondantes et moins précises. Madrid, cela est une évidence, et ses abords. Miranda et Valladolid, ce que l’on sait aussi par ses lettres, encore qu’on ne sache pas ce qu’il y fit. Pour ses recherches, il alla aussi à Tolède, pour observer la cathédrale, et il se rendit aussi à Séville, pour les mêmes raisons, ville qu’il intégrera dans son Histoire de l’œil. On ne sait pas ce qu’il fit en dehors et à côté de ses recherches dans ces villes.
Les deux expériences surtout qui retiendront son attention, loin au-delà d’un simple pressentiment figuré par des rêveries, sont d’une part le concours de Cante Jondo auquel il assista dans la ville de Grenade, spectacle dont il fera abondamment part à Alfred Métraux à son retour, de manière si frappante que Métraux dira dans son article pour le numéro hommage de la revue Critique : « son enthousiasme était si vif, les images évoquées si belles, qu’après quarante années, je puis me persuader avoir participé moi-même à cette fête », et la mort de Granero, jeune torero le 17 mai 1922 dans les arènes de Madrid. Même si ces événements n’ont dû avoir pour lui qu’une importance décisive qu’après être passés dans le tamis de la réflexion, après un certain temps donc pendant lequel il les a mûri, car il ne semble pas qu’il en ait fait mention dans ses lettres de l’époque ; à moins bien sûr que ce silence marque une impossibilité ou un refus d’en parler.

C’est le 7 mai 1922 que Manuel Granero, jeune torero âgé d’à peine 20 ans, reconnu et célèbre déjà pour sa bravoure, se fait coincer contre la barrière par le taureau qu’il toréait qui lui éclate la boîte crânienne en lui enfonçant sa corne dans l’œil droit. Dans le numéro d’Actualité qu’il dirigera en 1945, Bataille avouera n’avoir rien vu de là où il était : « j’étais à l’opposée de la plazza et, de toute la scène, je n’ai connu les détails que dans les récits—ou les photographies—qu’on en publia. » Mais la mort s’était retrouvée là, en face de lui, et cette violence soudaine qui venait de rencontrer la somptuosité du spectacle de la tauromachie (costumes, danse), et qui venait également et brutalement d’y mettre fin eut le même effet sur lui que toutes ces choses qu’il découvrit en Espagne et dont il fit l’aveu dans ses lettres : l’effet d’un puissant excitant, qui stimule et qui angoisse en même temps, paradoxalement, et qui ruine tout ce qui peut être chrétien :
« jamais, dès lors, je n’allais aux courses de taureaux sans que l’angoisse me tendit les nerfs intensément. L’angoisse en aucune mesure n’atténuait le désir d’aller aux arènes. Elle l’exaspérait au contraire, composant avec une fébrile impatience. »
Cette contradiction nouvelle fut pour Bataille une révélation : « je commençais à comprendre alors que le malaise est souvent le secret des plaisirs les plus grands ».

L’autre événement est donc la découverte du Cante Jondo, qui signifie « chant profond » en andalou, et qui est un type de chant modulé et profond, archaïque ; il porte en effet la trace des arabes qui vivaient en Andalousie jusqu’au XVe siècle, rappelant les techniques vocales des muezzins. Il fut par la suite enrichi par l’arrivée des gitans dans la région de Grenade à la suite de la chute de Boabdil, qui, aux récits de passions qui constituaient déjà les textes de ce chant, apportèrent une sensibilité tragique profonde. Il fut par la suite édulcoré en subissant les influences du flamenco, avec lequel il allait être vite confondu et considéré comme une forme ancienne.
En 1922, afin de lutter contre cette dégénérescence effective du Cante Jondo véritable, Manuel de Falla, musicien dont l’enfance a été baignée par ce chant, qu’il a théorisé et structuré lors de son séjour à Paris grâce aux éclaircissements de Claude Debussy et d’un livre, l’acoustique nouvelle, installé à Grenade, décide de former un groupe pour défendre ce chant, écrivant divers textes à son propos, une pétition, et levant des fonds pour organiser un concours de Cante Hondo dans l’enceinte même de l’Alhambra. Garcia Lorca, le poète, ayant signé la pétition, participera activement  à cette entreprise. Le concours eut lieu les 13 et 14 juin 1922, soit peu de temps après sa nomination à la Bibliothèque Nationale en tant que bibliothécaire stagiaire, et donc certainement peu de temps avant son retour sur Paris. Il y a donc à parier que ce concours fut le dernier souvenir d’Espagne de Georges Bataille en 1922.


Sources
Michel Surya : la Mort à l’œuvre.
 Georges Bataille : Choix de Lettres. O.C. tomes I et XI 
André Masson : Nécrologie, Georges Bataille, BEC, 1964, tome 122 
Laffranque Marie : Eduardo Molina Fajardo, Manuel de Falla y el « cante jondo », Bulletin Hispanique, 1965, vol. 67, n° 3. 
Le Bouler Jean-Pierre : Sur le séjour en Espagne de Georges Bataille (1922) : quelques documents nouveaux, Bibliothèque de l'école des chartes. 1988, tome 146, livraison 1. pp. 179-190